Le Prisme et l’Horizon / Syrie : les présages du ciel.

Photo

Depuis le 30 septembre dernier, avec l’entrée en scène de l’aviation russe dans le ciel de la Syrie, la donne a changé dans l’équilibre politico-militaire qui règne, non seulement en Syrie, mais dans toute la région du Moyen-Orient. Tout le monde l’a compris, l’armée russe s’est fixé une double mission : affaiblir les rebelles jihadistes et alléger la pression sur l’armée gouvernementale, de manière sans doute à lui permettre de reprendre l’initiative des combats.

Les observateurs occidentaux ne s’y sont pas trompés, même si leurs conclusions les entraînent un peu loin : la cible de l’aviation russe n’est pas uniquement, ni peut-être même essentiellement, l’Etat islamique. Est-ce à dire qu’elle est prête à frapper indistinctement tous les rebelles, y compris ceux qu’on appelle modérés ? Y compris les éléments de l’Armée syrienne libre (ASL), composée à la base de soldats ayant fait défection de l’armée régulière pour rejoindre le mouvement révolutionnaire et pour protester contre les atrocités du régime ?

C’est là qu’il faudra suivre avec attention le déroulement des événements… Mais, d’ores et déjà, on doute que Poutine se range à la rhétorique de Bachar al-Assad, consistant à qualifier tous les rebelles, sans distinction, de « terroristes ». Pourquoi ? D’abord, parce que cela donnerait du grain à moudre à la machine médiatique pro-occidentale et que la Russie d’aujourd’hui est pleinement engagée dans une guerre d’image, qui lui interdit de se mettre au service de la politique d’un gouvernement tiers, ce gouvernement fût-il ami, et a fortiori si cette politique est aveugle. Ensuite, parce que l’opposition modérée, non jihadiste, a plus d’une fois fait le déplacement à Moscou dans le cadre de tentatives de négociations avec le régime. S’en prendre aux éléments armés qui la représentent relèverait de l’incohérence.

Il est vrai cependant que, sur le terrain, la distinction n’est pas toujours simple à faire. L’ASL, présente surtout dans le sud du pays, à la frontière avec la Jordanie, est capable de mener des opérations conjointes avec l’alliance qui rassemble le Front Al-Nusra et des groupes armés islamistes qu’on présente comme plus modérés sous la bannière de Ahrar Al-Sham. A ce stade, on peut d’ailleurs dire que c’est précisément cette alliance, baptisée Jaych el-Fath, qui est la cible principale de l’aviation russe. C’est elle qui pousse l’armée gouvernementale dans ses retranchements sur la bande littorale du pays et, tout en étant opposée à l’EI, elle nourrit un projet politique globalement islamiste et anti-démocratique. Un projet concurrent de celui de l’EI. Si, par conséquent, des éléments de l’ASL se trouvent mêlés à ceux de cette alliance, ils s’exposent aux bombes russes : non pas parce que ce sont des rebelles, mais en raison de leur proximité géographique par rapport aux positions de Jaych el Fath.

En quoi cependant ce gros coup de pouce donné à l’armée régulière syrienne, même s’il a ses propres cibles, constitue-t-il un bouleversement de la donne dans la région ?

Une première raison est que, à côté de la guerre contre l’Etat islamique et les groupes armés jihadistes, il y a désormais, entre les deux grandes puissances que sont la Russie et les Etats-Unis, un partage d’influence et d’actions sur le terrain. Avec ses risques de « collision » d’ailleurs. Il est prévisible qui si le souci de la Russie est de soulager l’armée loyaliste, celui des Etats-Unis et de ses alliés sera de renforcer les éléments modérés parmi les rebelles – l’ASL au sud et les Kurdes au nord -, de manière à leur donner les moyens de redevenir à nouveau des acteurs qui comptent sur le terrain.

Ils le pourront d’autant plus que les éléments jihadistes vont fléchir sous les coups d’abord des bombardements, puis des opérations terrestres qui vont suivre, et enfin des défections dont on peut penser qu’elles vont survenir dans leurs rangs. Ce qui va créer un vide qu’à elle seule, et dans l’état de relative faiblesse où elle est réduite, l’Armée gouvernementale ne pourra pas combler.

La deuxième raison est que cette présence de la Russie dans l’espace aérien de la Syrie correspond à une sorte de renversement du jeu politico-militaire. Jusque-là, deux projets se sont combattus, et neutralisés, par le truchement d’acteurs dont la caractéristique est une violence extrême. La violence de l’Etat islamique et des autres jihadistes sunnites a été un obstacle sur le chemin d’un projet de retour à la Syrie d’avant la révolution, qui se serait appuyé sur la composante chiite de la population de l’ensemble de la région pour s’imposer au peuple syrien.

Tandis que la violence du régime et de ses milices a été, elle, un obstacle contre l’établissement d’un nouveau pouvoir à dominante sunnite et soumis à des forces étrangères comme la Turquie et le Qatar, avec la bénédiction des pays occidentaux. Aujourd’hui, ce jeu est heureusement en train d’être dépassé. Les négociations autour du nucléaire iranien, qui ont mis autour de la même table les Etats-Unis, la Russie, la Chine, ainsi que l’Allemagne, le Royaume Uni, la France et, bien sûr, l’Iran, ont servi de séances de brainstorming pour accoucher, ni vu ni connu, d’un projet commun de sortie de crise. Projet qui demeure assurément fragile dans sa mise en œuvre, susceptible de crispations soudaines, mais qui constitue dans son principe un bouleversement total de la donne, dans la mesure où la politique de neutralisation réciproque n’est plus de mise et que nous sommes désormais dans une nouvelle phase, une phase qui rassemble tous les acteurs possibles d’un relèvement futur de la Syrie.

Il ne s’agit donc plus pour les grandes puissances de se livrer à un jeu humainement très coûteux d’obstruction de l’adversaire : il s’agit de soutenir les candidats à la reconstruction d’une Syrie plus ouverte à sa propre diversité ethnique et religieuse afin qu’ils deviennent les héros d’une reconquête du pays contre la barbarie des uns et des autres… C’est du moins ce qu’il convient d’espérer.

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات