Le bourguibisme : une incapacité de s'affirmer sans occulter l'histoire

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L'Etat est en danger... L'édifice bourguibien de l'Etat moderne, dont le socle repose sur une émancipation de la pensée religieuse, est en péril.

Voilà ce que pensent beaucoup d'entre nous, avec la crainte que l'exception tunisienne, qui a longtemps fait notre fierté, soit sacrifiée et que nous soyons, qui sait, à nouveau livrés à la pensée religieuse, à l'archaïsme de ses conceptions et de ses agissements, à sa myopie politique : celle-là même qui nous a valu dans le passé d'être livrés à la domination coloniale et au déshonneur... D'où, sans doute, le repli massif que nous observons vers le camp des destouriens, dans une sorte de déni farouche de l'échec de l'expérience de modernisation post-indépendance : la révolution de 2010 - "révolution de la brouette", disent-ils - ne serait qu'un complot, etc !

La crainte ressentie est fondée. L'édifice est bel et bien attaqué. Ses bases sont en train de craquer. La révolution qui, dès le départ, ne s'est pas inscrite dans le sillage de ses "acquis et réalisations", porte en elle au contraire les germes d'une vaste déconstruction.

Le fait qu'elle ait marqué la suspension de la guerre menée contre l'ancien ordre islamique est un signe qui ne trompe pas, de ce point de vue. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit venue pour rétablir cet ordre, comme certains seraient tentés de le croire, ou de le faire croire…

Avant de se perdre en conjectures, et en imprécations, il serait bon de s'interroger sur la solidité du projet bourguibien. La gloire qu'il a tirée de ses réalisations diverses ne doit pas nous empêcher de nous demander s'il n'est pas la reprise d'une gestion coloniale du territoire... Et s'il ne demeure pas tributaire de cet acte intrusif et violent qu'est le colonialisme dans l'histoire du pays, malgré toute la rhétorique anti-coloniale dont il a doté son discours.

Du reste, qu'est-ce que cet Etat moderne dont nous semblons faire dépendre notre destin en tant que peuple ? Nous oublions qu'il est lui-même le produit d'un devenir historique typiquement européen. C'est-à-dire, très précisément, de l'insurrection contre l'ordre politico-théologique médiéval : insurrection qui n'aurait pas été possible elle-même sans un mouvement de repli intellectuel vers l'antiquité classique - la Renaissance !

Où est notre Renaissance à nous ? Vers quoi nous serions-nous repliés pour contester, à partir d'une antiquité nôtre, un ordre dont nous aurions éprouvés, de façon large et commune, le caractère obsolète, afin de redéfinir les conditions d'une modernité plus en accord avec la profondeur de notre passé ?

N'est-il pas évident que cet Etat moderne, legs de Bourguiba, a inauguré chez nous son existence sous le signe de l'emprunt fait à autrui et de l'oblitération de notre héritage propre ?

Le bourguibisme présente d'ailleurs avec l'ancien ordre islamique qu'il combat le même point faible : une incapacité de s'affirmer sans occulter l'histoire. Dans un cas, c'est le passé préislamique qui est nié, dans l'autre, c'est le passé pré-bourguibien : les Beys et ce qui précède sont tous rejetés dans la pénombre d'une jâhiliyya, au sein d'une Histoire nationale réduite à une succession d'époques sans lien les unes avec les autres, vidée de sa substance et de son unité de sens…

A ceux qui tremblent pour la pérennité de l'édifice de l'Etat moderne en Tunisie, et qui montrent les crocs contre ceux dont ils pensent qu'ils en sont l'ennemi, ne conviendrait-il pas d'en venir un jour à cette considération selon laquelle la question n'est pas tant "pourquoi cet édifice menace-t-il ruine ?" que celle-ci : "Pourquoi ne le ferait-il pas ? Au nom de quel miracle devrait-il être épargné de pareil sort ?"…

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