Dialogues éphémères | Le chant ranimé des vivants et des morts

Le réveil des anciens mythes est-il l’affaire exclusive de ces branches du savoir moderne que sont l’ethnologie et la linguistique ? Nos trois amis, tout en laissant apparaître quelques désaccords dans leurs positions, sont engagés sur une voie qui répond clairement non à la question. Pour eux, les mythes sont des récits qui redonnent du sens à l’existence, mais ce sont aussi des récits par lesquels les peuples du passé sont convoqués parmi nous…

Po : Nous ne sommes pas, nous autres habitants de ce pays qu’est la Tunisie, très curieux de connaître l’histoire des autres nations et, encore moins, les mythes et légendes qui ont animé l’esprit de leurs peuples dans les temps anciens. Pourtant, depuis de nombreuses décennies, les travaux des linguistes ont permis de sortir de l’oubli quantité de récits.

Ces récits sont eux-mêmes autant de manières pour l’homme de se raconter, de mettre des mots sur l’expérience de l’existence telle qu’elle se donne à sa conscience. De sorte qu’en les découvrant, c’est aussi une facette de nous-mêmes que nous découvrons, dans la mesure où le regard porté sur soi et sur le monde par l’habitant de telle île lointaine perdue dans le Pacifique, de telle tribu itinérante des vastes steppes de Mongolie ou de tel village caché dans les profondeurs des forêts de Scandinavie, c’est toujours une fenêtre qui sommeille au fond de nous-mêmes parmi les innombrables possibles : une ouverture sur le monde qui aurait pu être nôtre. Bien sûr, les raisons de cette désaffection sont connues. Selon que l’on se situe du côté des «traditionnalistes» ou des «modernistes», le dédain envers ces peuples et leurs récits s’exprimera à travers des formules qui nous parlent ou de «jâhiliyya» ou de «primitifs»…

Dans ces deux mots, il y a l’idée que les peuples anciens seraient, d’une manière ou d’une autre, des ignorants. Or pareil jugement n’est pas seulement le signe d’un esprit présomptueux : il trahit lui-même de l’ignorance. En tout cas une grave méconnaissance des hauts degrés de sagesse qu’il est possible de trouver dans les récits de ces peuples pour peu que, trompant son arrogance et donnant congé à ses préjugés, on prenne la peine d’y accorder son attention…

Md : Je dois avouer que ma façon de penser, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, pouvait aisément tomber sous le coup sévère de cette diatribe. Je me rendais compte de l’ampleur de mon erreur chaque fois que nous abordions l’œuvre d’Hésiode ou d’Homère, mais aussi tel mythe provenant de la mythologie mésopotamienne, comme ça a été le cas il y a deux semaines…

Ph : Oui, il est rare qu’en s’attardant sur ces récits on n’en sorte pas tout émerveillé du génie dont les anciens pouvaient faire preuve. Ce qui permet de réaliser à quel point sont ineptes les opinions de tous ceux qui regardent de haut la littérature mondiale des mythologies. Mais je voudrais profiter de ce propos pour vous rappeler que notre projet ici est justement de montrer de quelle façon les anciens récits mythologiques peuvent trouver une nouvelle existence : une nouvelle existence qui les fasse dépasser l’horizon limité d’un certain univers qui fut le leur dans le passé et qui est celui d’une terre et celui d’une langue. Je vous rappelle aussi que c’est dans ce dessein que nous avons évoqué, il y a quelques semaines, les deux récits d’Hésiode : celui qui raconte la naissance de l’homme et qui met en scène le personnage de Prométhée et celui qui nous parle des différents âges du monde. Je suppose que nous n’avons pas renoncé à avancer sur ce chemin que nous nous sommes tracé…

Po : C’est une coutume, me semble-t-il, dans la vie des idées que, chaque fois qu’on parvient à un point difficile, et en même temps chargé d’enjeux, on se mette à tourner autour, à la façon des guerriers qui, au moment de livrer bataille à une ville après l’avoir assiégée pendant de longs jours, commencent à tourner autour de ses murailles en laissant même croire, parfois, qu’ils s’en éloignent définitivement. Je crois que c’est très précisément ce que nous n’avons pas cessé de faire lors de nos dernières rencontres : tourner autour du sujet, feindre de l’abandonner, mais pour d’autant mieux y revenir et en percer les fortifications.

Md : Je voudrais être sûr de bien comprendre ce dont il s’agit : nous nous proposons de ressusciter les anciens mythes de telle sorte qu’ils nous parlent à nouveau, nous autres qui sommes étrangers au monde qui les a vu naître et dont ils portent d’ailleurs la marque de l’identité particulière. C’est bien ça ?

Ph : C’est bien ça. Mais notre hypothèse est que c’est à travers le «récit du Verbe» que le miracle de la résurrection, si je puis dire, aura lieu…

Md : En quoi le génie propre des anciens récits sera-t-il préservé si on convertit ces derniers dans le langage du «récit du Verbe» ? Dans le cas du mythe qui nous parle du jardin d’Eden, nous avons vu récemment de quelle façon s’est opéré le passage de la version sumérienne à la version biblique : la transformation a été violente, non ? Mon avis sur la question est que cette opération relève d’une contrainte lourde dont le résultat est aléatoire.

Il me paraît qu’une démarche moins risquée serait d’examiner les anciens récits en se rendant attentif à ce qui, en eux, pourrait réveiller notre passion de créer du récit. Non pas bien sûr n’importe quel récit. Non pas le récit dont la fin serait de nous conforter dans telle ou telle position philosophique, ou de nous divertir des pesanteurs de notre existence personnelle à travers les drames de personnages imaginaires, mais ce type de récit par lequel nous réapprenons à parler de nous-mêmes comme hommes, comme cet être jeté sur la scène de l’être-au-monde, pour parler à la mode d’un certain existentialisme.

Après tout, c’est bien de ça que nous souffrons aujourd’hui et à quoi il convient d’apporter une réponse : la raréfaction du récit, en tant qu’elle nous livre à un temps vertigineux, synonyme de perte de soi. Le récit dont nous avons besoin est celui qui nous remet en selle pour reprendre le voyage sous de bons auspices. Si nous trouvons dans le trésor de famille des peuples le matériau susceptible de nous aider à reprendre la main en matière de création de récits, c’est à mon avis tout le bien qu’on peut se souhaiter.

Po : Non, il y a plus à espérer. Bien plus. Ce qui est à espérer, c’est qu’on réapprenne à comprendre les anciens mythes, et qu’on le fasse autrement que ne le font les savants et autres ethnologues. Quel est le but ? A quoi bon ? Mon diagnostic à moi en ce qui concerne l’homme de notre époque, c’est que son besoin n’est pas tant celui de créer du récit de telle sorte qu’il redonne sens et vigueur à son périple sur cette terre que celui de comprendre le langage de l’autre lorsque ce dernier crée du mythe. Ce qui sauve l’homme d’aujourd’hui, c’est d’être capable d’aller à la rencontre de la profondeur qui se cache dans le discours de l’autre homme qui est pourtant un étranger par son langage et par ses mœurs.

Or c’est en explorant cette profondeur qu’il peut découvrir dans le mythe la dimension universelle en vertu de laquelle il transcende son univers d’origine. En vertu de laquelle le mythe créé par le prochain et, plus encore, par le lointain, est un mythe qui aurait pu jaillir de lui. Aussi bien par sa sagesse que par le génie de sa construction littéraire. De cette façon, il élargit considérablement l’aire de son expérience. A vrai dire, il ne s’agit pas seulement d’échapper à l’exiguïté d’une identité qui finit certes par asphyxier. Il s’agit de faire chanter ce qui s’est tu depuis longtemps. La chorale que l’homme est appelé à diriger est une chorale qui fait chanter les vivants et les morts. Et, s’agissant des morts, c’est à travers les anciens récits qu’il nous est possible de faire résonner leurs voix afin que ces dernières se mêlent au chœur du jour. Mais, en se mêlant au chœur, toute voix se trouve à la fois profondément transformée et étrangement ramenée au plus intime d’elle-même…

Ph : Le récit du Verbe n’est pas quelque chose d’étranger au prodige de la voix qui se transforme dans le chœur en devenant elle-même le chœur, tout le chœur, et qui, dans le même temps, accède à la pureté de son infinie singularité. Je dirais même que le récit du Verbe est ce qui préside au miracle.

Po : C’est la raison pour laquelle la tradition abrahamique nous semble avoir un rôle essentiel à jouer de nos jours, malgré toutes les critiques qu’elle s’est attirées depuis des siècles. Car c’est elle qui porte le flambeau du récit du Verbe, en dépit des vicissitudes. C’est elle qui détient le pouvoir de veiller à ce que l’homme s’approprie la charge qui lui incombe dans la direction de la chorale, en recevant en son cœur l’écho du Verbe divin. Et, parce qu’elle veille ainsi en vertu du pouvoir qui lui est conféré, c’est encore elle, et elle seule, qui peut assurer à l’humanité d’aujourd’hui que le trésor des récits anciens se réveille, et qu’il le fasse autrement que comme un objet d’investigations à l’adresse des savants, mais comme ce par quoi l’armée innombrable des peuples enfouis sous la terre depuis la naissance du monde réponde présent à l’appel du chant.

Voilà le véritable enjeu de la résurrection des anciens récits et voilà pourquoi il importe beaucoup que, comme nous en avions eu le projet, cette résurrection ait lieu sous le regard, pour ainsi dire, du récit du Verbe tel qu’il est lui-même clamé tout au long de la procession de la tradition abrahamique.

Md : Il est vrai que le point de vue que j’ai adopté sur la question du récit, c’est que c’est une réponse au problème de la folie. En ce sens que la seule issue qui existe pour le fou en vue de sortir de sa folie est de retrouver la capacité de créer du récit en général, et de créer en particulier le récit qui le raconte, lui, en tant que cet individu que voici. Je vois cependant que cette question sert aussi, non pas à sortir de la folie mais à y entrer… Ou disons que c’est la réflexion qui me vient à l’esprit quand je me mets à la place de beaucoup de ceux qui sont ici présents et qui, en t’écoutant, ne peuvent s’empêcher de se murmurer à eux-mêmes : «Mais est-il bien sûr que le bonhomme qui parle a tout son bon sens ?»

Ph : Il se peut bien que les deux chemins soient possibles : celui qui mène à la sortie, et celui qui mène à l’entrée. Mais alors il faudrait préciser que ce n’est pas dans le même sens que le mot «folie» est utilisé dans un cas et dans l’autre.

Md : Certes… J’ai cependant une question à poser. En admettant que les récits mythologiques des anciens peuples soient le moyen par lequel les morts sont rendus présents dans «le chœur du jour», en quoi peut-on justifier le fait, d’abord, qu’ils aient ce pouvoir de représenter largement, ou aussi largement et, ensuite, qu’ils aient aussi celui de ramener les morts à la vie, en quelque sorte ?

Po : Tu veux donc que je m’explique sur la folie de mes propos, n’est-ce pas ?

Md : Il n’est pas inutile que ceux qui t’écoutent tenir le discours que tu tiens aient davantage d’éléments afin de mieux comprendre ce que tu veux nous dire…

Po : Voilà qui est en effet très légitime. Mais que la chose soit claire dès à présent : il ne faut pas attendre de moi une explication qui apporterait des preuves. Je demanderais par conséquent la faveur de dispositions d’esprit qui rendent simplement possible une meilleure intelligence de mon propos, sans exiger de moi des raisons qu’on ne saurait fournir…

Ph : Si tu t’apprêtes à t’engager dans une explication sur ce sujet —ce qui est à mon avis une mission très délicate—, je te suggère d’emprunter une voie qui consiste à passer par l’exemple des récits d’Hésiode dont j’ai rappelé tantôt que nous nous étions proposé, il y a quelques semaines de cela, de les reprendre sous l’angle de leur résurrection dans un cadre désormais plus large que celui qui a été le leur dans le passé.

Po : Pourquoi pas ! A vrai dire, je suis un peu pris de court et n’ai pas en tête un cheminement clair qui me permettrait de me tirer d’affaire… Mais puisque tu proposes de passer par Hésiode, peut-être peux-tu poursuivre sur ta lancée et rappeler ce qu’il nous dit d’utile à travers les mythes qu’il nous raconte. J’enchaînerai aussitôt que j’apercevrai un sentier pouvant mener à mon explication.

Ph : Me voilà pris au piège de mes bons conseils. Bon, je vais rappeler brièvement les deux récits d’Hésiode et je tenterai une synthèse… Est-ce que ça vous va ?

Md : Une synthèse ? Quitte à être doublement dans le rôle du fauteur de troubles, je lance cette nouvelle interrogation : qu’est-ce qu’une synthèse de récits ? Je sais bien que nous avons deux récits, mais quel est l’intérêt de les réunir en un seul, à supposer d’ailleurs que ce soit possible ?

Ph : Mon intention n’est pas de les réunir en un seul, mais seulement de faire apparaître leur consonance. Il est vrai que, sans accès à la langue d’origine, cette consonance ne ressortira que de manière limitée. Mais il y a une chose qui, de mon point de vue, ne devrait pas nous échapper, c’est que, au-delà même de l’exemple d’Hésiode, il y a une certaine unité du propos derrière la multiplicité des récits, derrière la diversité de ce qui est raconté.

Les Grecs nous disent quelque chose, et le disent de différentes manières : il ne s’agit donc pas de se laisser distraire par la diversité des récits en passant à côté de l’unité du propos. Dans le cas qui nous occupe, et pour autant que ma lecture soit pertinente, je pense que cette unité réside dans l’idée qu’il y a une loi qui préside à la succession des âges dans le monde : succession en vertu de laquelle l’homme est de plus en plus aux prises avec la fatalité d’une sorte d’obscurcissement des conditions de son existence.

Il passe irrésistiblement de l’âge d’or à l’âge de fer. Mais, nous dit Hésiode, par le travail de ses mains et par la pratique de la justice au quotidien, l’homme se rend capable de conjurer la loi de la succession des âges et, par là même, la fatalité de la malédiction. Ce qui signifie qu’il se rend en quelque sorte capable de ramener subrepticement l’âge d’or au temps présent… C’est cette possibilité d’inverser une évolution inéluctable que l’on retrouve dans l’autre récit qui, lui, place la fatalité du malheur, non dans une loi du temps qui passe, mais dans une parenté lointaine avec les Titans.

Ce qui est inéluctable, ici, c’est la remontée à la surface de cette origine commune qui fait que, à l’image de Prométhée, l’homme est tenté de ruser contre les dieux afin de s’emparer du pouvoir, et donc d’agir contre l’ordre cosmique voulu par ces derniers. Or ce qui va lui permettre cette fois d’échapper à l’inéluctabilité, ce n’est pas du tout, comme une pensée naïve s’y attend peut-être, un quelconque rapprochement avec les dieux. Le grec de l’antiquité nous dit que le salut de l’homme ne passe pas par une fuite dans les bras des dieux, mais au contraire par un retour qui le ramène au cœur de son origine titanesque, en cet endroit précis où se fait jour pour le titan la possibilité d’être un dieu. Hé oui, les dieux n’ont pas toujours été des dieux : ils le sont devenus à la faveur d’un combat qui les a opposés aux Titans. Et ainsi de l’homme : en assumant totalement son héritage envers les Titans, il renoue lui aussi avec cette étincelle par quoi le divin se manifeste dans le monde, à la faveur d’un combat contre soi.

Ce point de jaillissement du divin dans la vie des Titans, c’est aussi ce lieu par où les dieux peuvent eux-mêmes se réconcilier avec les Titans. Car que nous dit le récit d’Hésiode à ce propos ? N’est-il pas question d’une libération de Prométhée après qu’il ait été attaché au rocher du mont Caucase ? Pourquoi a-t-il été libéré, et sur ordre de Zeus en personne ? On ne va pas s’étaler sur la nature de cette réconciliation, mais nous en avons des indices clairs. Or l’homme joue un rôle ici, à travers le personnage d’Héraclès. C’est lui qui persuade Zeus de libérer le Titan. Est-ce par esprit de solidarité avec ce parent lointain, ou pour s’acquitter de la dette du feu que Prométhée a volé au ciel pour le donner aux hommes ? Pour l’une et l’autre raison peut-être, mais surtout pour tout autre chose, qui est de mon point de vue l’essentiel : parce que c’est en réconciliant dieux et Titans que l’homme s’approprie sa part de divin.

L’homme qui remonte aux origines où dieux et Titans n’étaient pas encore ennemis et qui, en ce lieu reculé, revit la naissance du divin dans le corps tourmenté et violent du Titan, Hésiode nous dit à travers son récit que sa manière de vivre sa part de divin n’est pas de rejoindre ou même de se rapprocher des dieux, mais de se vouer à l’œuvre de réconciliation entre dieux et Titans. Or qu’est-ce que cette œuvre de réconciliation, dans la vie des «travaux et des jours» ? C’est ce que nous dit l’autre récit : le travail des mains qui permet de gagner honnêtement sa vie et la pratique de la justice au quotidien. En d’autres termes, ramener au présent du jour l’âge d’or des commencements, c’est honorer la vocation de l’homme en vertu de laquelle, tout en assumant sa part de divinité dans son existence, il consacre sa vie à réconcilier les dieux et les Titans…

Md : Le récit qui évoque Héraclès nous entraîne, je crois bien, dans le Prométhée d’Eschyle… Ta synthèse —remarquable— n’est pas celle de deux récits, mais de trois !

Ph : A moins que le personnage d’Héraclès soit précisément celui par qui s’opère justement la synthèse des deux récits d’Hésiode.

Po : Héraclès le providentiel ! L’histoire nous raconte encore qu’il est revenu à la vie après avoir traversé le fleuve qui sépare le monde des morts de celui des vivants. Il est revenu à la vie pour rejoindre les dieux sur les hauteurs de leur Olympe. Mais peut-il aussi ramener jusqu’à nous, à la pleine clarté du jour, les Grecs des époques anciennes en les sortant du royaume des ombres afin qu’ils communient aujourd’hui dans le chant de la chorale, avec tous les peuples de la terre, qu’ils aient existé dans le passé ou que leur existence soit encore à venir ? Je cherche le faisceau de lumière par quoi une réponse pourrait m’être soufflée.

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