Dialogues éphémères : Du drame à la tragédie

Suite de l’entretien hebdomadaire et bien sûr fictif entre nos trois protagonistes —le philosophe, le poète et le médecin—, que nous signalerons désormais sous la forme abrégée suivante : «Ph» pour philosophe, «Md» pour médecin et «Po» pour poète. On est toujours sur la trace de ce genre théâtral et littéraire qu’est la tragédie, avec cette question sous-jacente : pourquoi ce genre est-il absent de notre culture traditionnelle ?

Md : Je crois que je suis impardonnable. Non seulement c’est moi qui suis responsable de l’interruption de la discussion la semaine dernière, mais j’ai manqué à toutes les promesses que je m’étais faites de me documenter sur le sujet de la tragédie… N’est-ce pas sur cette question que nous nous sommes quittés, en nous demandant pourquoi ce genre littéraire a prospéré en Europe depuis l’Antiquité, tandis qu’il est resté inexistant dans la littérature arabe ? Toutefois, je n’arrive pas les mains vides…

Po : Et quelle est donc cette chose que tu apportes pour te faire pardonner, toi qui es impardonnable ?

Md : J’apporte un témoignage. Le récit d’un patient qui m’a hanté ces derniers jours et qui me semble être la parfaite illustration du tragique dans notre réalité vivante.

Ph : En t’écoutant, nous serons le médecin et tu seras le patient. Comme chez le psychanalyste. Puisque l’écho qui t’est parvenu de ton patient ne s’est pas contenté d’effleurer ou d’égratigner ta conscience, mais qu’il l’a bouleversée. Ce qui signifie que, dans une certaine mesure du moins, le mal a migré en ton âme. Bien sûr, on veillera à ce que tout cela demeure dans le respect du secret médical : pas question de t’extorquer des détails personnels !

Md : La pratique du métier nous confère au fil du temps une certaine protection mentale contre toutes les misères qui nous sont racontées par nos malades sur le mode de la confidence. On trie. Au risque parfois de tomber dans une forme d’indifférence. Par saturation. Par lassitude. Ce dont il faut d’ailleurs prendre garde. Car on y perdrait une part de son humanité. Mais il arrive aussi qu’on prenne en plein visage le récit d’un patient. Alors, il nous faut digérer… Et, de ce point de vue, la chose est indéniable, raconter à son tour, ça aide. Je vais donc faire d’une pierre deux coups : me libérer d’un mal qui me poursuit et apporter au sujet du tragique ma contribution, bien que sous une forme brute.

Po : On t’écoute !

Md : Par où commencer ? Avouons tout d’abord que nous vivons une époque un peu folle. Une époque au cours de laquelle, sur le plan politique, tout ce qui comptait de normes et d’usages se retrouve comme jeté aux orties. Pas par le menu fretin de la base, non : par les plus hautes sphères du pouvoir ! La conséquence, c’est que les gens perdent aussi leurs repères et ne se laissent plus arrêter dans leurs agissements en considération de certaines limites qu’ils considéraient autrefois comme sacrées.

C’est tout un esprit qui se répand dans la population, sans distinction d’âges, où la frontière entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas devient très floue. Je ne m’explique pas autrement le passage à l’acte de cette jeune fille qui s’est donné la mort, pour cette seule raison qu’elle s’est sentie repoussée par le garçon qu’elle aimait. Mais ce n’est pas sa mort qui m’a fait l’effet d’un choc dans le récit que m’en a rapporté son malheureux père —quelle tristesse ! — : c’est le sang froid avec lequel elle a mis à exécution sa propre mort, en laissant un enregistrement —que j’ai pu écouter— dans lequel elle annonce sa décision et en expose les motifs.

Les suicides qui sont commis sur un coup de tête, dans la folie du geste désespéré, ne sont pas aussi dérangeants que ceux qui sont prémédités, minutieusement préparés… Elle se disait incomprise et expliquait que son histoire d’amour avait été pour elle la dernière chance vers une vie digne d’être vécue. Puis elle enchaînait en faisant valoir que le refus qu’elle avait essuyé avait pour elle le sens d’un verdict, et qu’elle ne chercherait pas à s’y dérober…

C’est dans cette résolution face à la mort, qui m’a rappelé tout d’un coup la figure de la reine berbère Sophonisbe, que je me suis dit que la dimension tragique était présente : « Ne pas chercher à se dérober », disait-elle ! D’un côté, on a affaire à un comportement d’échec qui tourne au vertige, et qui relève du pathologique. D’un autre côté, il y a une détermination effrayante dont on est bien obligé de reconnaître qu’elle force le respect, même si on désapprouve moralement le geste.

Ph : Oui, quel drame ! Je comprends que tu aies été si remué. Étrange comme les horizons se ferment parfois dans la vie des gens, sans que l’entourage ne se doute du danger, jusqu’au geste funeste qui supprime la vie (soupir)… Mais je dis bien « drame », et non « tragédie». Il est d’usage en philosophie de rappeler la différence entre le dramatique et le tragique.

De l’un à l’autre, il y a le passage d’un événement contingent qui provoque de grandes souffrances à un événement qui provoque également de grandes souffrances mais qui est appréhendé et vécu comme inévitable, comme le produit d’une fatalité qui dépasse le pouvoir de l’homme, d’une sorte de décret céleste. Il s’agit donc bien, de mon point de vue, d’un drame dans le cas présent. Car ce qui est arrivé était tout à fait évitable.

Il pointe un phénomène de plus en plus présent et inquiétant à notre époque, qui est le décalage entre la réalité du vécu des individus et les limites d’un langage qui, prisonnier de ses codes, ne parvient pas à le dire, ce vécu, et qui finit par pousser le sujet dans une attitude sociale de déni de ses propres blessures. C’est l’échec à dire son mal qui mène à l’acte du suicide… Je suis convaincu que cette fille que pleurent aujourd’hui ses proches serait encore parmi nous si elle avait trouvé les mots pour dire sa souffrance à quiconque lui aurait prêté une oreille attentive. Il y a eu quelque chose comme du « gâchis ».

Md : Certes, je ne saurais le nier !

Ph : D’autre part, un personnage devient un personnage tragique lorsqu’il prend sur lui cette fatalité alors même qu’elle le précède et qu’il va être broyé par elle. C’est Œdipe qui ne cherche pas à protester contre le caractère inéluctable des fautes qu’il commet, et qui ont été prédites par le devin avant même sa naissance —tuer son père et épouser sa mère—, et qui en assume au contraire toute la responsabilité en acceptant les conséquences douloureuses qui en résultent… « sans chercher à se dérober ».

L’utilisation de cette même formule par la jeune fille ne doit pas nous abuser. Il y a une différence importante entre elle et le héros tragique : elle, elle a interprété ses échecs affectifs répétés comme l’expression d’une fatalité, en donnant à sa décision d’en finir avec sa vie la forme de l’ultime décret de cette fatalité. Ce qui signifie qu’elle a supposé une fatalité, puis qu’elle a forcé cette fatalité supposée à aller dans le sens qu’elle lui a dicté, ou que son désespoir lui a dicté.

D’un autre côté, la décision du suicide est très probablement motivée par une volonté, plus ou moins avouée, de faire porter à autrui la faute de sa propre mort : à sa famille, qui ne l’a pas comprise, et bien sûr au garçon qu’elle aimait et qui l’a éconduite. Son attitude tragique baigne dans l’élément d’une psychologie de l’échec. Tout cela est étranger au héros tragique : son propos à lui n’est pas de culpabiliser son entourage, et la fatalité à laquelle il est confronté relève d’une lecture qui est toujours celle d’un tiers, en l’occurrence du devin, jamais la sienne propre, jamais le produit d’une interprétation subjective.

Po : Tu veux dire que lorsqu’on a affaire à une fatalité « fabriquée », on reste au niveau du simple drame, d’un faux tragique, en quelque sorte ?

Ph : Oui !

Po : Je pense que, dès lors qu’il s’agit de suicide, c’est le personnage trouble d’Ajax qui, plus qu’Œdipe, servirait bien à la comparaison. Je préfère Ajax à Sophonisbe, malgré la différence de sexe, parce que son exemple introduira, à mon avis, de la difficulté dans cette distinction que tu viens de faire entre la jeune fille et le héros grec.

Md : Ayez pitié de mes modestes connaissances : qui est Ajax et en quoi son histoire peut-elle avoir un rapport avec ce dont nous parlons ?

Po : Ajax est un héros de la guerre de Troie. Aux côtés d’Achille, d’Ulysse, de Ménélas… Sophocle lui a consacré une tragédie dans laquelle il raconte son suicide. L’histoire se passe alors que la victoire des Achéens —qui sont les Grecs de l’époque— n’est pas encore acquise. Achille, le guerrier le plus valeureux parmi eux, vient de mourir, atteint par une flèche que lui a décochée le troyen Pâris, et il s’agit de savoir à qui va échoir l’honneur d’hériter de ses armes.

L’affaire est de la plus haute importance, parce qu’elle va déterminer le type du héros que se donnent les Grecs, à partir de l’idée qu’ils se font de sa vraie valeur. Or Ajax est persuadé qu’il est de tous les héros restés vivants le plus méritant et, donc, celui à qui doivent revenir de droit les armes d’Achille. Mais les chefs grecs ne partagent pas tous son avis. Ils pensent qu’Ulysse a autant de mérite que lui. Dès lors, l’idée est de passer au vote. Ce qui est fait. Et le résultat est en faveur d’Ulysse. Pourquoi Ulysse ? Parce que les Grecs de l’époque sont en train de modifier leur conception de l’héroïsme guerrier.

La ruse, plus que la force brutale, se révèle à eux comme l’élément le plus déterminant. Ajax, lui, est l’exemple du guerrier invincible dans le choc du combat. Il se fait appeler, en raison à la fois de sa taille et de sa force, le « rempart des Achéens ». Mais il n’a pas l’intelligence et la prévoyance d’Ulysse… L’annonce du vote est pour Ajax une vraie catastrophe. Une profonde « blessure narcissique », dirait-on aujourd’hui. Tellement profonde qu’il en perd la raison et qu’il décide, de nuit, d’aller… massacrer tous les chefs grecs !

Ce qui prouve bien que ce sont désormais deux mondes qui s’affrontent à mort : celui de la Grèce et celui de Troie d’un côté et, de l’autre côté, et à l’intérieur même du camp grec cette fois, le monde des valeurs anciennes et celui des valeurs nouvelles. Il décide, disais-je, de massacrer les chefs, mais sa folie l’aveugle : ce sont des bœufs et des béliers qu’il se met à massacrer en les prenant pour les chefs grecs…

Quand il se réveille le lendemain de son état de démence et d’hallucination, il doit affronter une seconde blessure narcissique : la honte d’avoir voulu agir contre son camp et, surtout, celle de s’être comporté de façon ridicule en s’attaquant à des bêtes sans défense. C’est à ce moment qu’il décide de se donner la mort. Or je pose la question : Ajax, qui est un héros tragique, n’avait-il pas la possibilité d’échapper à la mort ? Est-ce qu’il n’a pas sacrifié sa vie sur l’autel de l’honneur, par vanité ?

Ph : Il est incontestable que la conduite d’Ajax se prête à une approche psychopathologique. Beaucoup plus qu’Œdipe, au sujet de qui Freud a commis un tissu de bêtises, à mon avis. Ajax se présente comme le type du chef orgueilleux, jaloux et chez qui le sens de l’honneur l’emporte, de façon peut-être maladive, sur le bon sens.

De plus, il y a ce passage par la démence. Mais cette approche risque de passer à côté de quelque chose d’essentiel. Car l’orgueil, la jalousie et le sens de l’honneur ne sont pas chez lui le caractère d’une âme servile, mais des traits attachés à une âme héroïque : l’âme d’un homme courageux et généreux au combat. Si on se souvient de ça, alors on peut envisager sa décision de se donner la mort, non pas du tout comme un acte de vanité, mais comme l’unique possibilité de réparer sa chute.

Ce qui le pousse à la décision du suicide, c’est la pensée que toute réparation autre que la mort serait une façon déshonorante de marchander à bon compte l’énormité de la faute qu’il a commise. Autrement dit, il a le choix, à son réveil, de déchoir de son statut de héros en s’accordant des excuses et des circonstances atténuantes, ou au contraire de confirmer son statut de héros à travers le seul geste qui exprime la pleine responsabilité qu’il se reconnaît dans sa propre chute. Or, pour lui, la première option est inenvisageable. Sa nature héroïque veut qu’il en soit ainsi. Dès lors, il ne lui reste qu’une solution : la seconde. Qui devient par conséquent inéluctable. Et à laquelle il ne se dérobe pas.

Je considère donc qu’Ajax, malgré ses défauts, et bien qu’il incarne effectivement les valeurs de l’ancien monde comme tu l’as rappelé, représente parfaitement le modèle du héros tragique. D’ailleurs, le texte de Sophocle va être en grande partie une réhabilitation de sa mémoire après sa mort, face aux chefs grecs qui voulaient interdire à sa famille de l’inhumer au motif qu’il s’était comporté en traître en voulant les tuer. Il va bénéficier d’une défense, y compris de la part d’Ulysse. Dont l’intelligence —signe de sa « modernité » — passe par le renoncement à l’esprit de vengeance. Il faut rappeler que, dans la nuit de folie et de massacre en laquelle Ajax avait été entrainé sous le coup de la colère, Ulysse représentait une victime de choix sous la forme d’un bœuf.

Md : Je crois que les choses sont beaucoup plus claires pour moi à présent. Je note que l’approche psychologique, même si elle peut être appliquée, n’est pas pertinente, parce que l’essentiel dans le personnage tragique réside dans cette double attitude : assumer la faute en s’abstenant de la mettre au compte des circonstances ou du destin —alors même qu’elle en relève— et, d’autre part, ne pas chercher à s’épargner soi-même quand il s’agit de réparer la faute commise. On est aux antipodes d’une politique de salut personnel.

Ph : En effet. Ce qui peut nous intéresser en particulier, nous autres qui vivons au 21e siècle, c’est la réflexion sur ce qu’il est advenu de cette culture du tragique. Puisque, comme le fait remarquer Aristote, le héros en action se prête à l’imitation dans le théâtre tragique. Ce qui signifie que le sort funeste qu’il se réserve de plein gré, c’est ce que les spectateurs vont éprouver pour leur propre compte à la faveur de la sympathie qu’ils ressentent pour lui.

Il y a, je crois, une sorte d’apprivoisement de la souffrance liée à notre condition humaine qui était pratiquée par les anciens Grecs, et dont nous nous sommes éloignés pour notre part. Notre culture est désormais celle du divertissement ! Ce qui fait de nous des humains très préoccupés par la question de notre quiétude et de notre confort, et très démunis dans le même temps face à la pensée de notre propre perte. Mais les religions du salut dans lesquelles nous avons baigné pendant des siècles ne sont pas étrangères à cette évolution.

La croyance en un au-delà nous a désappris à contempler le gouffre. Et donc à l’apprivoiser. Car on assiste, dans nos sociétés largement athées d’aujourd’hui, à une reprise, à une « sécularisation », de la conception religieuse du monde, beaucoup plus qu’à une insurrection critique contre ses présupposés métaphysiques : les mêmes types psychologiques sont reconduits, la même recherche du salut personnel est sans cesse relancée, mais dans un horizon d’où Dieu est désormais absent. L’enseignement de Nietzsche à ce sujet —mais aussi de Karl Löwith avec son fameux Histoire et salut— sont incontournables.

Md : J’aurais quelques remarques à faire sur ce que tu viens de dire. Mais je préfère me donner le temps d’y réfléchir et d’y revenir la semaine prochaine. Je tiens cette fois à ne pas être dans le rôle de celui à qui on fait la leçon par manque de préparation.

Po : Faisons comme ça mais, pour ce qui me concerne, je souhaite qu’on n’abandonne pas notre sujet. Qui est notre relation au tragique.

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