L’écritoire philosophique/ La découverte de l’autre par effraction

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L’utilisation du mot «Révélation» à propos des religions monothéistes cherche à marquer la séparation avec les vérités auxquelles la raison accède par ses propres forces, à la faveur d’un dialogue rigoureux avec elle-même. Mais ce mot cache, en même temps, une grande diversité et entraîne donc une certaine confusion au sujet de la manière particulière dont chacune des trois religions monothéistes éprouve et conçoit cette «Révélation».

En un sens, on peut dire que chacune des trois Révélations est déterminée par le contexte politico-culturel dans lequel elle intervient. La Révélation est progressive chez le peuple juif, malgré le moment abrahamique, qui est inaugural. Les anciens prophètes juifs vont mener un combat de rappel de l’Alliance qui est en même temps de réaffirmation de la Révélation à eux adressée. Ils vont le faire à travers une multitude de générations et de circonstances historiques, sous la forme de discours inspirés. Le contexte est ici celui d’un risque de dissémination face à l’adversité qui est celle de la multiplicité des puissances étrangères dont la domination est subie au fil de son histoire par le peuple juif…

La Révélation chrétienne intervient, elle, dans un moment de domination romaine, mais aussi d’espérance en la venue du Messie, de délivrance qui renverse l’ordre des choses. Sans l’élément de l’espérance, de cette espérance qui a mûri au fil des siècles, on ne comprend pas ce que veut dire pour le Chrétien que Dieu fasse irruption parmi les hommes en s’incarnant dans l’un d’entre eux et en levant l’ancienne malédiction : «Tu es poussière et tu retourneras à la poussière !»

Dans le cas de l’islam, la Révélation est concentrée dans le temps et elle doit se déclarer dans un contexte hostile de paganisme, contre une tradition existante qui est antagonique. En même temps qu’elle est fulgurante, cette Révélation est tenue, pour ainsi dire, de convertir la tradition païenne en une tradition monothéiste. Ce qui suppose une certaine violence dont l’exemple servira plus tard à bien des dérives, en raison de la confusion qui est faite entre le moment inaugural et l’ordre ultérieur auquel il donne lieu.

En réalité, cette violence est surtout culturelle : elle consiste à abolir la tradition de la culture païenne pour lui substituer une tradition abrahamique. De telle sorte que la culture ancienne des tribus de la péninsule arabique se retrouve dans le rôle de l’amnésique, voire de celui qui renie sa vraie patrie, eu égard à une alliance plus ancienne dont le Coran affirme qu’elle concerne chaque peuple de la Terre. Ce qui signifie que, contre l’idée d’un peuple élu qui serait seul dépositaire de l’Alliance, l’islam arrive avec l’idée que cette alliance figure, pour ainsi dire, dans le contrat qui lie chaque peuple au Créateur de l’univers. La tâche de chacun d’eux étant de retrouver ce contrat et de lui redonner vie et sens, par delà les errements de l’idolâtrie, qui a un effet d’occultation du contrat.

Pour mieux saisir cette différence entre islam et christianisme en particulier, il faut rappeler deux épisodes qui vont avoir, en réalité, un effet d’accentuation. Le premier est le conflit entre les deux apôtres, Pierre et Paul, avec la victoire finale du second qui conduit à partager l’Alliance avec les non juifs. (Pierre étant celui qui avait de fortes réticences vis-à-vis de cette option)... De sorte que tous les peuples de l’Empire romain et au-delà devenaient finalement des disciples en puissance, ayant part au salut apporté par le Messie.

A cette ouverture de l’Alliance sur le vaste monde fait écho, dans la naissance de l’islam, l’épisode au cours duquel les Juifs de Médine opposent un refus au Prophète venu leur proposer une alliance sur la base de l’allégeance commune des Juifs et des Musulmans au même Dieu unique. La conséquence de ce refus, qui n’a rien d’une simple rebuffade, est un recentrage de l’islam sur l’identité du peuple arabe. Cela se traduit par le changement de la «qibla» : les hommes en prière se tournent désormais vers la Mecque, et non plus vers Jérusalem... La Mecque qui est pourtant l’ancien centre du culte polythéiste. Mais qui devient, dans le prolongement de cette violence culturelle, le point focal du travail de reconversion de l’identité arabe au culte monothéiste. Puisque le lieu lui-même acquiert une signification nouvelle en étant rattaché, dans sa fondation, au personnage d’Abraham et de son fils, Ismaël.

Sur le plan linguistique, l’opposition est encore plus manifeste : la révélation chrétienne, qui est «incarnation» (Dieu s’est fait chair), adopte pour sa transmission au sein de l’Empire romain la langue «internationale» en vigueur : d’abord le Grec, puis le Latin. Ce qui signifie qu’elle emprunte pour sa diffusion dans le monde une langue qui n’est pas celle dans laquelle a mûri le messianisme : la langue hébraïque !

A l’inverse, il y a en islam une consécration de la langue arabe comme langue à la fois de la Révélation et de la transmission. Ce qui, comme nous avons d’ailleurs eu l’occasion de le souligner dans un article précédent, ne manque pas de soulever des questions redoutables sur le plan théologique : comment Dieu peut-il parler aux hommes en utilisant la langue que certains hommes utilisent entre eux ?

Le mutazilisme va pointer du doigt cette difficulté particulière, qualifiée d’anthropomorphisme. Il va la dénoncer. Mais sa dénonciation ne va pas aboutir parce que, en réalité, c’est la spécificité de la révélation islamique toute entière qui est en jeu. Cette révélation est tournée vers la conversion de l’identité arabe à l’universalisme monothéiste. Elle représente une proposition de modernité qui passe par une affirmation forte de l’identité culturelle et linguistique du peuple. De chaque peuple ! Cette affirmation est forte parce qu’elle recueille le poids énorme d’une bénédiction divine. Ce qui, pour le locuteur, revient à dire : Dieu a parlé dans la langue de la communauté à laquelle j’appartiens. Il a pesé de tout son poids pour que cette langue soit sanctifiée, éternellement !

Le drame, bien sûr, est que cette proposition va être démentie par les Musulmans eux-mêmes quand leur histoire va être happée par les exigences de la géopolitique. En imposant la langue arabe et leur propre culte à des peuples différents, ils vont contrevenir à cette vérité coranique selon laquelle chaque peuple a un contrat secret avec le Créateur de l’univers dans sa langue propre, ainsi que des messagers venus rappeler, dans leurs idiomes respectifs, la nécessité de renouer avec ce contrat. Il est vrai que, entretemps, les peuples voisins ont subi des dominations... Et, parfois, délaissé leurs langues d’origine au profit de la langue de l’empire.

Mais en interprétant la bénédiction divine dont fait l’objet leur langue particulière comme un permis de dominer linguistiquement les autres peuples, une faute de lecture grave s’enclenche, qui va ouvrir la voie à beaucoup d’autres. Le drame, c’est aussi que, en raison de cette faute de lecture, la proposition de modernité de l’islam va être perdue, égarée.

Il faut dire que cette proposition en elle-même avait, dès le départ, besoin d’être élucidée. Elle renferme une difficulté qui est la suivante : comment un peuple qui a sacralisé sa langue en en faisant le lieu même d’une révélation divine peut-il entrer en relation d’échange fraternel avec les autres peuples ? Ne s’est-il pas condamné en s’enfermant dans la citadelle de sa langue particulière ? Et même chose pour chacun de tous les autres peuples ?

Avant de tenter une réponse à cette question, il faut revenir sur le contenu de cette proposition, qui est double :

1 - le partage de la vérité révélée se fait à partir de la langue où elle a résonné, où elle s’est déclarée dans ses premiers bruissements.

2 - la révélation scelle la langue de la communauté comme lieu essentiel de l’identité de l’homme dans sa relation avec l’autre. Autrement dit, de la même manière que le corps de l’homme n’est pas un simple habit du soi, mais au contraire le lieu de son identité (voir à ce propos les développements de Merleau-Ponty sur le thème du corps sujet), il en est de même de la langue. La relation de soi avec l’autre est un choc de deux corps et elle est aussi un choc de deux langues : soit que cette langue est commune et la relation est alors d’émulation dans l’éloquence, soit qu’elle est étrangère et la relation est alors de rencontre, où ce qui tient lieu d’échange réside dans le fait que chacun porte dans son parler l’écho de cette bénédiction dont fait l’objet la langue dans laquelle il parle.

L’impossibilité de se comprendre en raison de la «barrière linguistique» est ici ce qui attise le désir de se connaître, de pénétrer par effraction dans le monde de l’autre pour le découvrir… Si cette effraction porte en elle une violence, une telle violence est avant tout amoureuse. Elle nomme l’horizon de la relation à l’autre homme, à l’étranger, en tant qu’il est porteur d’un monde différent, inconnu, mais dont la découverte est toujours aussi redécouverte de soi, de sa propre étrangeté…

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