Chemins de l’herméneutique : L’ijtihâd selon Fazlur Rahman

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Quand il s’agit de prendre connaissance de la réflexion menée sur l’islam et sur les moyens de redonner du sens à son message pour les hommes de notre époque, le Pakistan se présente comme un pôle oriental assez incontournable. Une des figures les plus connues liées à ce pôle est Mohamed Iqbal (1877-1938). Moins célèbre, mais non moins important peut-être, est le nom de Fazlur Rahman (1919-1988). Ce dernier n’a certes pas le panache poétique et la présence politique de son aîné —sa carrière fut surtout celle d’un enseignant universitaire aux Etats-Unis—, mais ce qu’il nous a légué est de grande importance : si ce n’est en termes de solutions, du moins en termes de problématiques herméneutiques appliquées à l’islam.

Ce qui nous le rend d’autant plus intéressant à découvrir, c’est qu’il s’est inscrit délibérément dans le cadre du débat occidental. Il a puisé dans ses trouvailles tout en prenant partie en faveur de telles positions contre telles autres. L’auteur sur qui il prend appui et dont il se revendique expressément de la proximité est l’italien Emilio Betti, que nous avons évoqué dans cette chronique, de façon un peu trop brève sans doute.

Betti a produit une véritable somme sur le sujet de l’herméneutique, mais sa formation de juriste lui a peut-être fait aborder les choses sous un angle qui, aux yeux des philosophes, a été jugée fragile. Il n’en reste pas moins que sa très volumineuse Théorie générale de l’herméneutique représente une contribution très sérieuse, qui reprend à son compte les travaux de Schleiermacher et de Dilthey dans le sens d’une formulation systématique et rigoureuse. Contre Heidegger et Gadamer, il a cherché à réhabiliter l’objectivité dans le domaine de l’interprétation et son travail consiste à redonner les moyens d’y parvenir. Ce qui suppose une méthode !

Et la méthode, selon Rahman, c’est précisément ce qui a manqué à la tradition exégétique musulmane. Son absence est d’ailleurs au centre du problème lié à « l’intellectualisme islamique ». Ce qui renvoie probablement à l’idée d’impossibilité d’une vie intellectuelle sereine et féconde en terre d’islam.

Dans l’introduction de son Islam and Modernity, il s’explique sur ce point de l’absence de méthode en affirmant que la pratique de l’interprétation aux premières heures de l’islam a été menée de façon empirique.

Dans les pays conquis, la mise en application de la loi islamique avait lieu moyennant un fort panachage de coutumes locales. Il ajoute que la pratique de l’analogie — « qiyâs » — qui est un des piliers de « l’effort d’interprétation », de l’ijtihâd, n’a pu se maintenir avec certains résultats que grâce à cette sorte de bricolage juridique. Le réalisme débrouillard des gouvernants tenait lieu de méthode.

Selon Rahman, les projets réformistes qui ont vu le jour à partir du 19e siècle n’ont pas apporté de solution à ce problème. A aucun moment, à vrai dire, tout au long des siècles de l’histoire islamique, on n’est sorti d’une logique de l’adaptation, qui laissait en plan le travail de compréhension de la loi dans son intention initiale, afin de la reconduire de façon pertinente dans un contexte différent.

Philosophie et soufisme, ou le sens imposé de l’extérieur

Mais l’option de l’adaptation n’a pas fait que mettre au rebut celle de l’interprétation au sens rigoureux du terme, elle a ouvert la voie à l’introduction de références étrangères. L’acharisme, qui constitue le socle de la théologie sunnite depuis le début du 10e siècle, en est lui-même une illustration par sa façon de mêler à l’interprétation du message islamique des éléments empruntés en particulier à la pensée grecque. Ce qui signifie qu’il ne s’agit plus seulement d’adapter un contenu normatif en le faisant coexister avec d’autres contenus normatifs – ceux des coutumes propres aux peuples conquis : il s’agit de le modifier lui-même de l’intérieur en y ajoutant des éléments étrangers.

Pourquoi Fazlur Rahman pense-t-il que c’est l’adaptation de la loi qui, toujours, prévaut au détriment de la véritable interprétation ? Parce que les indications qu’on invoque dans les textes religieux pour légiférer ne sont pas ramenées à l’unité d’un dire.

C’est le défaut de méthode qui empêche le retour au sens initial à partir de l’unité du texte. Et si les philosophes et les soufis ont pu, eux, donner l’air de se préoccuper de cette unité, c’est seulement parce qu’ils l’ont imposée de l’extérieur, en la forçant à partir d’une préconception issue d’autres traditions, et non en l’extrayant des textes eux-mêmes : « from without rather than derived from study of the Quran itself », dit le texte de l’introduction, rédigé en anglais comme l’est, du reste, toute l’œuvre de notre auteur.

De sorte que l’irruption de ces deux protagonistes que sont le soufi et le philosophe dans l’histoire de l’islam, bien qu’elle intervienne sans doute en réaction aux prétentions du théologien, ne parvient pas à changer la donne et ne fait en quelque sorte que durcir un conflit d’interprétation au sujet du message, sans proposer d’issue.

L’opposition de Ghazali au philosophe Ibn Sina et celle d’Ibn Taymiyya au mystique Ibn Arabi traduisent ce double raidissement de l’islam orthodoxe, qui peut désormais se présenter en défenseur de l’intégrité du message, alors que lui-même, non seulement n’a pas apporté de réponse pertinente à la question de l’interprétation judicieuse, mais a entériné des pratiques qui consacrent le principe de l’adaptation, de l’accommodement et du bricolage.

Ajoutons pour notre part que le recours abondant aux versets coraniques dans le discours, que l’on pourrait invoquer comme preuve d’une allégeance au texte, ne change rien à l’affaire : il ne fait en réalité que cacher par une surcharge rhétorique l’état de faiblesse auquel est réduit le message dans la simplicité de sa dimension initiale et globale.

La situation qui prévaut depuis la période des indépendances, avec l’affrontement d’un camp fondamentaliste appelant à un retour aux sources et d’un camp réformiste attiré par le modèle occidental, n’a lui-même apporté aucun changement notable. Tout le monde, fait remarquer Rahman, est d’accord sur le principe de l’interprétation, sur la nécessité de revenir à ce que le texte a vraiment dit, mais chacun y va de son propre ijtihâd, chacun fait dire ce qu’il veut au texte en fonction de ses positionnements idéologiques et de ses choix politiques.

Bref, chacun prélève dans le texte ce qui correspond à ses, à priori —modernistes ou traditionalistes— et s’emploie ensuite à construire son exégèse à partir de ces choix. L’antagonisme des deux camps se chargeant pour finir de décider de la nature de l’interprétation qui nous est proposée. Bien sûr, la Tunisie ne serait pas à l’abri de ce phénomène.

Une méthode en deux mouvements

Et, encore une fois, les choses n’ont pas de raison de changer tant que la question de la méthode herméneutique n’est pas résolue. Mais quelle est la proposition de Fazlur Rahman dans ce domaine ? Sa proposition consiste à aller chercher le contenu moral qui se tient derrière chacune des prescriptions. Ce sont les « moral values », dit-il, qui restent actuelles d’époque en époque et de pays en pays.

Ce sont elles qui ne se laissent pas épuiser par le contexte dans lequel elles s’expriment, à la différence d’autres « valeurs » —comme les valeurs économiques, par exemple— qui, elles, reçoivent leur sens et le poids de leur pertinence à partir d’un contexte social et politique particulier. Or, pour retrouver ce sens qui demeure, Rahman préconise une démarche en deux mouvements.

Le premier mouvement va du présent au contexte passé de la Révélation, de manière à restituer la « réponse divine » —à travers l’esprit du Prophète—, à une situation morale et sociale donnée. Durant les 22 années qu’a duré la prédication du Prophète, rappelle Fazlur Rahman, toutes sortes de situations se sont présentées, que ce soit en contexte de paix ou en contexte de guerre, par rapport auxquelles des réponses divines ont été apportées.

Il s’agit donc d’appréhender le sens de chacune de ces réponses en tant qu’elles sont correctement éclairées par les circonstances qui leur ont servi d’occasion, mais aussi en tant qu’elles sont cohérentes entre elles. Et, pour notre penseur, il est évident que ce qui fait l’unité de ces réponses, et qui correspond en même temps à l’enseignement du Prophète tout au long de sa mission, c’est : « a higher islamic education » ! Le principe d’unicité de Dieu, la nécessité d’une justice sociale et tout ce qui résonne dans le Coran comme parole divine pour s’opposer au polythéisme, à l’exploitation des pauvres, aux mauvaises pratiques commerciales…, tout cela concourt à susciter au sein de la société des hommes une « éducation supérieure ».

Ce premier mouvement relève d’une approche cognitive qui, en rétablissant la réalité de la situation ancienne, retient en elle ce qui la transcende et qui vaut en dehors de ce premier contexte, celui qui a présidé à son acte de déclaration.

Le second mouvement, lui, implique une compréhension du présent dans le but de voir de quelle façon il peut reprendre à son compte ce contenu transcendant —de nature morale— issu du premier mouvement. En d’autres termes, il s’agit de considérer ce qui est à même de redonner sens à la réponse divine dans le contexte présent, et cela grâce à une intelligence de ce dernier. Rahman peut ainsi dire que si le travail du premier mouvement est un travail d’historien, celui du second est un travail de sociologue. Peut-être pourrions-nous ajouter que la sociologie la plus apte à s’acquitter de cette mission serait sans doute une sociologie travaillée de l’intérieur par le souci de la foi.

Soyons clairs : Rahman ne nie pas qu’il existe toute une tradition exégétique qui se propose même de retrouver le vrai sens du message contenu dans le Coran. Nous avons eu l’occasion d’évoquer la multiplicité des œuvres existantes, depuis Tabari, dont le but déclaré est d’expliquer le texte soit en le suivant pas à pas selon l’approche du « tafsir », soit en prenant du recul selon l’approche du « ta’wil ». Mais le propos est de dire que l’absence de méthode entraîne, pour ainsi dire, un double événement. A savoir, d’une part, un flottement et un ratage dans la détermination du sens et, d’autre part, une situation de conflit d’interprétation qui se prolonge en logomachie, en joute de conceptions pour laquelle le vrai sens du texte devient, pour ainsi dire, une affaire secondaire.

Objections en suspens

Une question surgit cependant : cette méthode dont se prévaut Rahman, et qui lui est inspirée des travaux de Betti, est-elle en mesure d’assurer les conditions d’une interprétation du texte qui soit réellement objective ? Notre auteur se trouve confronté ici à l’objection que Gadamer a opposée à l’idée de méthode en herméneutique. Et nous avons vu d’ailleurs comment des théologiens chrétiens —à l’image de Karl Barth— procédaient en tournant délibérément le dos à l’option méthodologique dans leurs commentaires des Ecritures saintes.

Quoi qu’il en soit, il faut avoir à l’esprit ici que, pour Gadamer, l’objectivité à laquelle prétend l’interprétation en se prévalant de méthode est une objectivité illusoire. Il n’est pas possible, estime le philosophe allemand, de se soustraire aux préjugés que porte notre regard : ces préjugés, dont le sens n’a rien de particulièrement péjoratif ici, correspondent à l’élément de précompréhension du réel qui est indissociable de l’action de toute interprétation. Ils renvoient à l’ancrage historique du sujet, sans lequel l’acte de comprendre perd lui-même son sens. Croire qu’on fait preuve d’objectivité, tomber ainsi dans ce qu’il appelle la « distanciation aliénante », c’est paradoxalement céder à un subjectivisme d’autant plus fâcheux qu’il est inconscient.

La façon dont Rahman se défend contre l’argument de Gadamer consiste à reprendre l’idée d’intentionnalité, d’origine médiévale mais à laquelle une carrière nouvelle a été donnée par des penseurs comme Franz Brentano et Edmund Husserl, et que Dilthey utilise aussi pour répondre à l’accusation de subjectivisme. Certes, dit l’argument, se proposer la connaissance de la psyché d’un auteur, c’est prendre le risque d’y voir ce qu’on y met de sa propre psyché d’interprète. En revanche, si cette psyché extérieure est appréhendée, non pas comme objet, mais en tant qu’elle est elle-même tournée vers un objet —dans l’agir d’une intentionnalité—, alors le risque de subjectivisme est conjuré.

On remarquera cependant que Gadamer a connu cette réponse dans sa critique de Dilthey, et il ne l’a pas jugée suffisante. D’autre part, et sur un tout autre plan, Fazlur Rahman ne semble pas se préoccuper d’une autre objection possible, et qui se rapporte à ce que Ricœur —avec Jürgen Habermas— appelle la « critique des idéologies ». Ce qui peut se décliner sous la forme de deux critiques distinctes. La première énonçant que sous la prétention de l’objectivité du discours, se cacherait « l’exercice non reconnu de violence dans la communication » …

Plus concrètement, l’idéal de « higher islamic education » dont parle Rahman serait un point de vue auquel il soumettrait le texte de façon clandestine —et sous couvert « d’objectivité » — selon une démarche propre aux idéologies. Le discours des sciences positives donne une illustration de ce risque : leur souci de l’objectivité ne les empêche pas de servir des « intérêts » …

Quant à la deuxième critique, elle pointerait une omission, à savoir celle de l’hypothèse selon laquelle la forme du texte, tel que nous le connaissons, ait pu elle-même porter la trace de la violence idéologique. Et que la difficulté à saisir l’unité de son propos ne viendrait pas moins de cette violence cachée que de l’égarement méthodologique des approches exégétiques, tel qu’il a été dénoncé…

Question assurément très délicate. Son abandon laisse cependant un vide dont l’écho se fait entendre. Sa prise en considération nous confronterait au problème du besoin éventuel de faire un travail de réparation du texte en même temps que de recherche de son sens initial…

Disons pour conclure que l’approche de Rahman n’est pas sans comporter des faiblesses au regard d’une conception critique, voire sourcilleuse —faiblesses sur lesquelles nous ne faisons ici que passer— mais que, pour autant, on ne saurait ignorer la charge critique qu’il adresse lui-même à toute une tradition islamique, dont il n’exclut pas la pensée réformiste moderne. Ce qui fait réfléchir.

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