Dialogues éphémères | L’affection et ses soubassements théologiques

C’est en essayant de retracer le parcours du concept de mélancolie à travers les siècles, afin de rendre compte de son changement de sens, que fait son entrée une problématique nouvelle sur la scène de la discussion qui réunit nos trois protagonistes : l’arrière-fond théologique, en tant que lieu où se structure d’abord l’expérience amoureuse…

Ph : On s’interrogeait la semaine dernière sur ce glissement sémantique que connait le concept de mélancolie à partir de son utilisation par les médecins de l’antiquité. On a vu qu’à travers l’exemple d’Héraclès, la «bile noire» que traduit le mot mélancolie renvoie plus à une sorte de colère furieuse qu’à de la tristesse ou à un état dépressif. On continuera sans doute de s’interroger sur le sens de cette furie qui, à un certain moment, provoque une perte des sens, à la faveur de laquelle on tourne contre soi la violence de la colère.

Il y a une logique autodestructrice et suicidaire dans l’évolution de la mélancolie, telle qu’elle est illustrée par notre exemple d’Héraclès et telle qu’elle est relevée par Hippocrate et ses successeurs… Aujourd’hui, le terme «mélancolique» a presque disparu du langage des psychiatres. On l’a remplacé par l’adjectif «dépressif», et il est utilisé assez souvent en association avec le terme «maniaque», pour finalement donner le concept de «troubles bipolaires».

Le malade peut être dépressif. Il peut également être maniaque. Mais il arrive souvent qu’il soit les deux à la fois, que les deux «pôles» soient là de façon alternée : c’est alors un maniaco-dépressif… On est donc passés, avec la mélancolie, de la colère furieuse à une sorte d’abattement chronique. Ce virage, je ne sais pas très bien à quel moment précis il a lieu, mais il remonte au moins à la période du romantisme…

Md : Eugène Minkowski, qui est une des grandes figures de la psychiatrie du siècle dernier, qualifiait la mélancolie de «trouble du temps vécu». Le mélancolique ne parvient plus à se projeter dans le temps. Il y a effondrement de l’élan vital. On retrouve d’ailleurs cette définition à partir du temps chez d’autres psychiatres, comme Hubertus Tellenbach qu’on a évoqué il y a quelques semaines à propos de sa notion d’endogénéité de la pathologie mentale.

Pour Tellenbach, la mélancolie traduit une altération du projet existentiel. Sa réflexion s’appuie sur les analyses de Heidegger dans Etre et Temps. Etre, c’est en quelque sorte répondre à l’obligation d’avoir à être : ce qui signifie s’inscrire dans le temps. Or le mélancolique a perdu cette tension qui le projette dans l’avenir afin d’être.

Po : J’ai deux remarques à faire pour ma part. La première est interrogative : je me demande si les récits concernant Héraclès dont nous avons pris connaissance ne se prêtent pas à une lecture qui laisserait apparaître, à côté de la colère, et comme son envers, cette impuissance à se projeter dans le temps. Je songe en particulier à cet épisode des Trachiniennes de Sophocle où Héraclès reçoit la tunique de Déjanire : que faut-il comprendre de ses souffrances qui lui viennent, selon l’histoire, du sang de l’Hydre dont est enduite la tunique, et qui est un poison ? Est-ce qu’on n’a pas affaire à une image qui renvoie à «l’effondrement de l’élan vital», selon l’expression de Minkowski ?

Seconde remarque, qui est une hypothèse par laquelle je tente de répondre à la question du glissement sémantique. D’abord, dans l’histoire de l’Occident, il y a eu un changement théologique, et ce changement n’est peut-être pas sans incidence sur la nature du mélancolique. Je m’explique. Le fait qu’Héraclès soit le type du mélancolique et que, dans le même temps, il soit le fils du roi des dieux, de Zeus, n’est pas une simple coïncidence.

Nous avons eu l’occasion de le relever : le mélancolique a part au divin. Héraclès l’exprime à travers l’épisode de sa naissance. Son côté sombre, qui débouche sur une impasse, sur un effondrement de l’élan vital, est donc l’envers d’un côté solaire : c’est l’Héraclès qui triomphe des différents monstres grâce au sang divin qui coule dans ses veines. C’est l’Héraclès des Douze travaux et, avant ça, c’est l’Héraclès enfant qui attrape gaiement le serpent au lieu d’en être effrayé.

Or on voit que cette part divine le rapproche de son père par l’intrépidité et par la violence. C’est en se comportant comme un Zeus humain qu’il assume sa part divine. Et c’est aussi de cette façon, et à partir de ce donné de départ, qu’il s’oublie ensuite et cède à une violence dont l’origine n’est plus divine et créatrice cette fois mais «monstrueuse» et destructrice.

Cette violence altérée, mêlée de poison, par laquelle se manifeste sa mélancolie porte donc la marque de la violence divine qui la précède, et qui constitue l’attribut initial… Quand Zeus s’éclipsera du ciel de l’Occident pour laisser place à Jésus-Christ, la part que l’homme mélancolique prend au divin ne s’exprimera plus de la même façon. Jésus-Christ n’a plus rien à voir avec tous ces hauts faits de guerre par lesquels Zeus se distingue dans son combat contre les Titans en maniant la foudre…

Ph : Il y aurait comme une contamination de la maladie, si on peut dire, par le type de théologie ?

Po : C’est ça !

Ph : Cette transformation par la théologie peut expliquer que la mélancolie ne soit plus associée à la furie : elle n’explique pas le passage de la furie à la tristesse.

Po : A vrai dire, je me demande si tu ne pèches pas par excès de simplification. Il y a déjà, dans le modèle grec, une sorte de passage de la furie à la tristesse, ou à l’effondrement. Le fait que les médecins grecs aient donné à la mélancolie le nom de «bile noire» a tendance à nous ramener à ce qui n’est en réalité que l’un de ses deux moments : celui de l’irruption de la violence. De cette violence qui n’est plus dictée par le projet de construction du monde, parce qu’elle a glissé sans crier gare dans une volupté négative de la destruction. Alors que, dans le prolongement de ce moment, il y a celui de la souffrance, du sentiment de perte de soi auquel, dans le récit de Sophocle, Héraclès ne trouve pas d’autre remède que le feu du bûcher.

Md : Ces deux moments dont tu rappelles la différence, est-ce qu’ils ne correspondraient pas finalement à l’alternance entre la manie et la mélancolie dans le «trouble maniaco-dépressif» de nos psychiatres modernes ? En sorte que là où les médecins de l’antiquité auraient insisté sur le moment initial —celui de l’hyperactivité propice à la colère—, les médecins modernes auraient mis au contraire l’accent sur le second moment — celui de l’abattement… Ce ne serait donc que les caprices de la nomenclature qui auraient créé l’illusion d’un glissement sémantique… Et pas du tout l’influence de la théologie.

Po : A moins que ce caprice de l’appellation n’ait été lui-même provoqué par un changement de physionomie de l’affection : changement auquel le contexte théologique ne serait justement pas étranger. Je veux dire par là que c’est grâce à une évolution de l’affection —qui a rendu le moment de l’abattement plus visible ou plus frappant que celui de l’excitation dans l’action— que les médecins en seraient venus à retenir le moment dépressif pour désigner l’affection dans son ensemble.

Ph : Admettre cette idée d’un lien entre la forme d’une maladie et le type de religion qui prévaut au sein de la société serait, je suppose, une façon d’entrer en hérésie vis-à-vis de la communauté des médecins et, de ce fait, s’exposer de sa part à une action en excommunication… Il faut s’estimer heureux que nous soyons entre nous dans un café et non face à un public dans une salle de conférence !

Po : J’en suis conscient. Je déplore tout autant que toi le fait que nous continuions d’appréhender la rigueur scientifique selon une conception négative qui est proche d’une sorte d’allergie par rapport au religieux. Pourtant on voit bien que, en passant du monde chrétien au monde musulman, on assiste à une raréfaction de la mélancolie. Et que même si les cas de psychoses maniaco-dépressives sont bien sûr présents sous nos latitudes, ils ont rarement cette dimension spirituelle qu’on trouve en Occident et qui raconte le passage d’un état d’enthousiasme — au sens étymologique du terme : être empli de théos, du divin – à un état de fuite ou d’abandon du divin. Et cela tout simplement parce que la religion musulmane est une religion qui ne permet pas ou ne favorise pas que le fidèle fasse l’expérience d’un «enthousiasme» religieux, au sens où il aurait part au divin de la divinité. Or sans cet élément spirituel, peut-on encore parler de mélancolie ?

Ph : Mais est-ce qu’il n’y aurait pas quand même, à travers l’insistance sur l’élément religieux, une façon de revenir à une conception médiévale de la mélancolie, à la façon d’une Hildegarde von Bingen ?

Md : C’est clair que le risque est présent, et qu’il peut nous faire passer à côté de tout un travail d’études cliniques menées depuis le 19e siècle qui ont conféré à la psychiatrie une capacité incontestable à venir en aide aux malades.

Mais on sait trop à quel point les progrès scientifiques ont pris l’habitude d’exiger de nous une posture de reconnaissance plus ou moins exclusive pour ne pas se réjouir à chaque fois que s’affirme une posture plus libre. D’autant qu’il s’agit ici de mettre le doigt sur un point aveugle de l’approche scientifique, dont l’ignorance n’est pas sans conséquences sur le pouvoir de guérir de la médecine mentale. La psychiatrie moderne a développé une capacité incontestable de «gérer» les crises psychiques, mais pas de les «dénouer» : c’est ce que je ne cesse de répéter quand j’appelle à envisager dans la thérapie ce que j’ai nommé la «procédure judiciaire»…

Ph : Je suis d’accord avec vous, mais je vous avoue que je reste perplexe sur un point, qui est le suivant : qu’est-ce qui empêche que ce sentiment d’abandon auquel, n’est-ce pas, correspond la mélancolie ne prenne pas racine dans une relation purement humaine, que ce soit celle qui lie l’enfant à sa mère ou, une fois qu’il a un peu grandi, celle qui le lie à son amoureux ou son amoureuse, à la famille ou à quelqu’autre groupe auquel il appartient, à sa patrie… ? Ce qui nous mettrait en dehors du cadre religieux.

Po : C’est en général ce que font les psychiatres : il y a une naturalisation et dans le même temps une uniformisation de l’expérience. Mais ce qui caractérise la mélancolie, me semble-t-il, c’est justement le fait qu’elle livre l’homme à un abandon sans limite et sans recours, de telle sorte qu’il ne peut que se laisser consumer par le temps, au lieu de jouer avec le temps pour s’accomplir. Or un tel abandon si total n’a de sens et n’est possible que dans une relation avec un être qui est lui-même infini : Dieu !

Ph : Mais Dieu, n’est-ce pas le visage de l’autre, comme dirait Emmanuel Lévinas ?

Md : Il l’est. Et c’est la raison pour laquelle les cassures qui surgissent dans les relations des hommes entre eux peuvent prendre cette tournure si dramatique qui donne lieu à l’expérience de la mélancolie. Mais, et ce point est omis par le psychothérapeute d’aujourd’hui, le visage de l’autre n’est Dieu que parce qu’il fait signe vers la présence de Dieu, parce qu’il se laisse emplir de cette présence.

Or, prise en elle-même, la présence de Dieu n’existe pas en dehors d’un certain langage, qui est justement la religion : la religion, non pas comme dogmes et croyances, mais plutôt comme représentation du monde et comme manière de traduire la présence de Dieu dans la vie des hommes.

L’expérience amoureuse dont parle Binswanger avec son concept de «nostrité», et dont il nous dit qu’elle est fondamentale et plus originaire encore que le «souci» de Heidegger —ce en quoi j’estime qu’il a raison— n’est pourtant pas dissociable de l’héritage culturel : on n’aime pas de la même manière selon que l’on est d’Orient ou d’Occident… On aime l’autre humain selon la manière dont on a appris à aimer Dieu. Or on n’aime pas Dieu de la même manière selon que l’on a baigné dans telle religion plutôt que telle autre… Il arrive même que l’obéissance aux lois prescrites et la crainte du châtiment remplacent l’amour.

Ph : Qu’est-ce que tu dis de l’amour qui unit les incroyants ? Est-ce qu’il ne peut pas être lui aussi suffisamment total pour qu’une cassure qui y mette fin donne lieu à l’expérience d’un abandon absolu, et donc de mélancolie ? C’est une première question qui peut être posée ici. Une seconde serait de dire ceci : que se passe-t-il, dans cette configuration des choses, en ce qui concerne la vie amoureuse des hommes —au sens large de l’expression bien sûr—, lorsque la relation à Dieu est elle-même pauvre en amour ?

Md : Elle sera également pauvre en amour. Elle aura besoin d’autres liens —ceux de la tradition— pour s’ancrer dans la durée…

Ph : Te voilà direct et sans détour aujourd’hui… Je suis tenté d’ajouter : sans nuance !

Md : Nous parlons de mélancolie. Donc d’humeurs noires… Il n’est pas dit que j’en sois toujours exempt. Mais c’est le fond de ma pensée… Disons que, comme sentiment, l’amour a tendance dans ce cas à se replier sur le modèle tribal pour y puiser son langage. C’est comme ça que se construisent les sociétés fermées dont parle, je crois, Henri Bergson. Mais à se replier ainsi sur le modèle tribal, il y perd : il s’érode. Ce n’est plus tout à fait de l’amour. Il en résulte que le paysage de la maladie mentale présente lui-même un tableau différent.

Ph : Je note. C’est un point sur lequel il faudra certainement revenir. Et que réponds-tu à la première question ?

Md : Les incroyants ne sont pas des gens qui sont sans rapport avec Dieu : ils ont un problème avec la manière dont la religion officielle définit ce rapport, avec la représentation aussi qui leur est proposée du divin. De leur point de vue, le divin n’est pas en dehors des choses de ce monde : il se confond avec elles. En tant que position intellectuelle, je vois dans l’athéisme une réaction à la tendance inverse qui consiste, elle, à vider les choses de leur part de divinité pour la concentrer entièrement dans l’être supérieur qu’est Dieu et qui, lui, est en dehors du monde.

En tout cas, si on excepte les positions radicales et qu’on considère certaines sociétés occidentales d’aujourd’hui, en lesquelles l’athéisme est une culture plus ou moins dominante, Dieu n’a pas disparu de la vie des hommes : il a seulement migré dans les choses. L’importance prise par l’écologie, le droit de la nature, la place des animaux, etc., tout ça relève de mon point de vue d’une nouvelle façon d’appréhender la présence du divin et ça tient lieu, en quelque sorte, de nouvelle religion… Est-ce que l’expérience de l’amour entre les hommes y a gagné ou est-ce qu’elle y a perdu : c’est une autre histoire ! Ce que je veux dire par là, c’est qu’il existe toujours un fond théologique sur lequel l’expérience de l’amour se structure et produit son propre langage : même dans le contexte des sociétés qui se proclament sans Dieu.

Po : Un certain Robert Burton, qui a vécu en Angleterre entre le 16e et le 17e siècle, a laissé un ouvrage sur le thème de la mélancolie dans lequel il dit que même la nature peut être mélancolique : elle a ses humeurs noires ! Pour ce qui nous concerne, nous pouvons faire le constat que sa présence dans notre discussion a su nous mener sur des rivages inattendus, comme une petite barque que la colère des vents aurait fait échouer sur une île inconnue…

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