L’invention des modernités en islam, de Hamadi Redissi : Quand un texte appelle la critique…

Il est de ces auteurs avec qui la rencontre est inévitable, parce qu’ils font pour ainsi dire partie du paysage : on les fréquente bon gré mal gré, parce que leur présence sur la scène médiatique et éditoriale veut qu’il en soit ainsi. Et on peut se contenter de cela, tant qu’on n’a pas acquis la conviction qu’une rencontre plus « serrée » est nécessaire.

Nécessaire, elle peut l’être pour deux raisons différentes : parce qu’il nous apparaît que dans la pensée de l’intéressé il y a quelque chose qu’on aurait décidément tort de continuer d’ignorer en tant qu’expression d’une position rigoureuse et cohérente dans le débat intellectuel. Et, seconde possibilité, sans doute un peu moins avouable, parce qu’on veut comprendre à quoi tient précisément le fait que la personne occupe la place qu’elle occupe sur la scène, étant entendu que la puissance de sa pensée n’est peut-être pas seule en cause.

L’Invention des modernités en islam ne fait pas partie de l’actualité éditoriale la plus brûlante : c’est un livre dont la publication remonte au mois de février de l’année dernière. Mais le propos affiché par le titre est suffisamment prometteur pour que la découverte du contenu de l’ouvrage serve précisément de lieu de rencontre, ou d’explication, avec l’auteur : Hamadi Redissi.

On devine déjà quelques propositions audacieuses, qui n’ont rien perdu de leur fraîcheur, et dont on se dit que leur développement ne peut pas manquer de nous donner accès à la personnalité intellectuelle de celui en qui elles ont mûri. L’islam, nous dit le titre, invente ses modernités. On est dans le registre des expédients, des moyens qu’on se donne pour se tirer d’affaire dans une situation donnée.

La multiplicité des « modernités » conforte cette hypothèse et suggère un certain éparpillement, traduisant peut-être de l’embarras, ou du désarroi… Intéressant ! Sous-entendu : la modernité dont se prévaut aujourd’hui un certain islam, qui se dit « modéré », est moins l’expression d’un pouvoir de transformation de l’intérieur que celle d’une faculté d’adaptation, ou peut-être d’une façon de donner le change à moindres frais à la modernité occidentale.

Une unité introuvable

Mais laissons la parole à l’auteur : « Pour leur part, les modernités extra-européennes ne peuvent prendre argument du pluralisme pour se complaire dans des modernités alternatives qui leur épargnent de subir l’épreuve d’entrer dans la modernité par la grande porte ». Voilà, il y a une épreuve. Et il est vain de se dire moderne tout en se donnant le moyen d’y échapper en passant par de petites portes. Quelle est cette épreuve ?

Il y a des « ruptures radicales » et des « renoncements inévitables » … L’auteur se fait plus précis quelques lignes plus loin : « Mais si on veut préserver l’esprit qui a longtemps animé la modernité occidentale, la manière d’aborder ces mêmes défis ne peut déroger à la conscience critique de nous-mêmes… » Autrement dit, ce dont on ne saurait faire l’économie sous peine de mimer la modernité sans l’investir véritablement, c’est le processus par lequel on acquiert une « conscience critique de nous-mêmes ». Mais que faut-il entendre au juste par cette expression ?

Nous disposons d’une indication à ce sujet, quelques paragraphes auparavant, où il est question d’une « crise du sujet » qui serait concomitante de la naissance des sciences humaines. L’évocation de ce thème suit immédiatement l’allusion aux « maîtres du soupçon » que sont Nietzsche, Marx et Freud. De fait, ce sont ces trois penseurs qui jettent le doute ou le trouble sur le principe de l’identité à soi du sujet. Ce qui voudrait donc dire qu’être moderne, cela signifie, du point de vue occidental mais aussi dans l’absolu, se laisser traverser par le soupçon au sujet de ce que nous sommes…

C’est sur le fond du doute qui s’empare de la conscience de soi que vont pouvoir entrer en scène les sciences humaines, et elles vont « bouleverser le rapport à une modernité conçue jusque-là comme une idée philosophique, non comme un fait de société ». Adopter l’idée philosophique, s’enrichir des apports des Lumières en matière de libertés individuelles, de droits de l’homme, etc., c’est bien, mais ça ne fait pas encore la rupture, qui est à la fois douloureuse et salutaire, et sans laquelle le cœur de la modernité nous reste étranger. Or pas de rupture sans crise du sujet… sans conscience critique de soi !

Avons-nous compris correctement la pensée de l’auteur ? Car nous devons avouer au lecteur que ces passages que nous venons de citer, et qui sont en principe au centre de la réflexion du livre, sont extraits des trois dernières pages : de la fin de la conclusion ! Nous ne saurions étayer, de façon formelle, notre compréhension par des passages qui précèdent.

La notion de « conscience critique de soi » et les noms des « maîtres du soupçon » ne sont pas évoqués en dehors de la conclusion. Qu’a-t-on fait auparavant, depuis l’introduction et en passant par les trois chapitres intitulés, un peu pompeusement : Philosophie, Politologie et Sociologie historique ?

On a… tourné autour du pot ! Il y a différentes façons de tourner autour du pot. Certaines nous font découvrir mille et une choses. Connaissez-vous Elias Norbert et ses considérations sur ce qui fait la spécificité de l’Occident ? Avez-vous une idée assez précise de la charge que mène Max Weber contre l’islam dans sa comparaison avec le protestantisme sous l’angle du capitalisme et dont les arguments et les observations sont parfois si pertinents, qu’on s’y range ou qu’on les trouve finalement injustes ? Et des gens comme Charles Taylor ou Eisenstadt, savez-vous que leurs conceptions ne sont pas moins importantes que celle d’un Habermas dès lors qu’on s’interroge sur ce que signifie pour les sociétés d’aujourd’hui être moderne ?

Mais soyons sérieux : ce livre n’est pas un livre. Il n’en a pas l’unité. Ou s’il y en a une, on se perd en conjectures à essayer de la trouver. Le mieux aurait été de nous confier d’emblée qu’il s’agit de considérations éparses sur le thème de l’islam et de la modernité. Encore une fois, on peut y faire son miel en butinant de-ci de-là au gré des pages, en comblant des lacunes plus ou moins fâcheuses dans sa culture générale, mais il est absolument faux d’affirmer qu’il y a dans cet ouvrage quelque chose comme une progression et une cohérence interne.

La langue n’est pas épargnée

Ce défaut, en réalité, ne concerne pas seulement les parties du livre entre elles, qui sont clairement en rupture et qui posent un problème qu’on pourrait presque qualifier de « déontologie commerciale ». Il concerne aussi le développement du propos à l’intérieur des parties et des sous-parties. On a affaire à une pensée qui tressaute : à chaque fois qu’on s’attend à un développement plus appuyé au sujet d’une affirmation sur un point assez stratégique, on est gratifié d’un changement brusque qui laisse le lecteur planté là. En guise d’éclaircissement, ce dernier se trouve violemment tiré par la main pour aller voir ailleurs. Et les références d’auteurs servent très précisément à cela. De telle sorte que le défilé des portraits est conséquent. Mais, en vérité, on a rarement l’occasion de faire connaissance avec ce qui nous est proposé. Aussitôt évoqués, ils sont révoqués. A croire presque que, en dehors de leur fonction de diversion, la seule raison d’être de tous ces illustres personnages est de susciter notre admiration au sujet de la richesse du « carnet d’adresses » de l’auteur.

Doit-on admettre que c’est affaire de style que de négliger de la sorte les passages et les articulations dans le développement d’un texte ? Cela paraît bien risqué. Et si c’était plutôt affaire de manque de style ! Mais si l’on voulait nous accuser ici de mener une critique à charge, on répondrait que cette critique s’impose d’elle-même et que la complaisance n’est pas forcément une attitude louable.

Sur le plan de la langue, du bon usage de la langue française, il y a aussi beaucoup à dire, entre tournures malheureuses et relâchement qui ajoute à la confusion dans le propos. Est-ce français de parler ainsi : « Jusqu’où peut aller le pluralisme des modernités ? Au point que tout se vaut ? Jamais ». (p.163) Répond-on « jamais » à la question « jusqu’où » ? Le manque de rigueur est le même qui brouille les transitions entre les idées et qui malmène les usages de la langue. Un lecteur qui s’accommode de ces approximations n’y trouvera peut-être rien à redire, mais pour l’autre, il sera heurté à une bonne cadence : rares sont les pages où l’on est épargnés par ces entorses au bien écrire.

Il ne s’agit pas de faire ici mystère du fond de sa pensée : le livre en question est l’illustration de ce que peut donner une attitude d’auto-complaisance à laquelle s’abandonne un auteur engagé. Mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’il n’est pas seul en cause : un certain système l’est aussi, et sans doute plus encore, quand il le protège alors même qu’il ne donne pas le meilleur de lui-même. Et ce système, c’est l’éditeur bien sûr, mais c’est aussi cette propension de notre microcosme intellectuel à installer certaines figures sur un piédestal de leur vivant et de prétendre qu’elles seraient au-dessus de toute critique ou que toute critique envers elles serait nécessairement de l’ordre de la malveillance.

La bonne place d’un intellectuel n’est pas un piédestal, et ce n’est pas lui rendre service que de chercher à l’y mettre : ni à lui ni à nous d’ailleurs, qui avons besoin aujourd’hui d’un débat franc, s’appuyant sur des propositions claires et solides, évitant le verbiage savant pour aller sans détour au cœur du sujet. Pour cela, nous avons aussi besoin de livres qui affichent honnêtement leurs intentions et qui ne cherchent pas à se soustraire à l’épreuve de la rigueur : c’est peut-être cela aussi la modernité.

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