L’écritoire philosophique Pensée arabe et «tournant herméneutique»

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On peut, dans le même temps, affirmer que la pensée arabe est une pensée en crise, incapable de retrouver le souffle de son génie propre, et souligner qu’elle a su dans son histoire se prémunir contre un danger auquel, en revanche, la pensée occidentale n’a pas su échapper. Quel danger ? Celui, disons, de faire prévaloir la «méthode» sur la «vérité»…

«Vérité et méthode», c’est le titre de l’œuvre principale de Hans-Georg Gadamer, figure centrale du «tournant herméneutique» que connaît la philosophie en Europe au cours du siècle dernier, dans le droit fil de la pensée de Husserl et de Heidegger, et dont l’autre figure, côté français, est Paul Ricœur. Ce titre signifie que «l’idéal méthodique» de la science moderne, issu des sciences de la nature, se développe sur le territoire des sciences dites humaines au détriment de la vérité...

Oui, la méthode au péril de la vérité ! Cette évolution des choses tient à ceci que la science moderne, avec sa méthodologie, explique mais ne comprend pas. D’où cette sorte de paradoxe d’un monde capable de fournir des explications causales à une multitude de phénomènes, dont la plupart n’ont qu’un intérêt lointain avec le destin de l’homme, sans être en mesure de répondre à la question du sens. Raison pour laquelle, sur le désert de sens provoqué par cette sorte «d’explicationite», peuvent germer et prospérer des projets qui, tout en prétendant redonner du sens, sont des projets de domination... Qui provoquent des rivalités meurtrières. Avec les conséquences désastreuses que l’on a pu voir durant le XXe siècle et aujourd’hui encore.

Il y a en réalité une double mise en accusation qui est dirigée contre la science moderne et dont il serait d’ailleurs bon que nos intellectuels locaux y prêtent une plus grande attention : la première porte sur les fondements et renvoie à la critique husserlienne de Descartes en tant qu’initiateur de l’opération de fondation philosophique du projet moderne de connaissance universelle. Pour Husserl, cette opération n’est pas assez rigoureuse. La sortie du doute radical, à la faveur de laquelle le sujet se dresse désormais face à un monde de l’objectivité comme devant une terra incognita à soumettre au fer de sa certitude, cette sortie est frauduleuse... Il n’y a pas d’objets, et pas davantage de sujets : il y a des phénomènes, des choses qui se donnent à notre perception, mais dont l’essence se dérobe et dont la connaissance échappe à toute certitude.

La seconde mise en accusation consiste, elle, à dénoncer justement cette tendance irrésistible de la science moderne à intégrer la réalité humaine dans le champ de la nature, en ignorant délibérément ce qui fait la spécificité de cette réalité. Gadamer évoque à ce propos une «résistance» opposée à la prétention à l’universalité de la méthodologie scientifique. Une telle résistance se laisse éprouver dans l’expérience de la vérité à travers trois domaines distincts : l’œuvre d’art, l’histoire et le langage.

A la faveur de cette seconde attaque apparaît de façon claire l’exigence de l’interprétation, ou de l’herméneutique, comme mode d’accès à la vérité dans les «sciences de l’esprit»... Traditionnellement, l’herméneutique est réservée à l’interprétation des textes, et en particulier des textes religieux, avec cette idée que ces derniers contiennent un sens caché qui ne se révèle que moyennant une méthode particulière de lecture. L’herméneutique philosophique s’inscrit donc dans cette tradition théologique qui vise la vérité du texte, mais elle rompt néanmoins avec ce qu’elle nomme avec Gadamer une «technologie de l’interprétation», héritée du Moyen-âge. Ce qui signifie par conséquent qu’en empruntant à la théologie chrétienne son approche particulière pour l’adapter à son domaine propre, la philosophie en profite pour bousculer les usages au sein de la théologie elle-même.

Ce retour de l’art de comprendre, par le biais de l’herméneutique philosophique, ne se serait donc pas affirmé contre l’explication, et de façon si insistante, s’il n’y avait pas eu cette sorte de totalitarisme de la méthode issue des sciences de la nature. Or il est significatif de relever que la science arabe n’a jamais eu cette tentation totalitaire. Si loin qu’ait été poussée la recherche dans les différents domaines où les savants arabes se sont distingués — mathématiques, chimie, astronomie, médecine... — on ne voit pas qu’elle ait cherché à se soumettre la totalité de l’être ou qu’elle se soit donné pour but d’atteindre un jour cet objectif. On ne voit pas non plus que, dans ses phases les plus audacieuses, la philosophie arabe ait voulu fournir une base rationnelle à pareil projet. Bien sûr, cette sagesse peut s’expliquer par le fait que la philosophie arabe n’a jamais eu la possibilité de détenir dans la cité un pouvoir tel qu’elle aurait pu envisager pareille entreprise. Nous l’avons suffisamment souligné : la philosophie arabe est une philosophie qui a presque toujours été en sursis, et dont le droit d’exister reste aujourd’hui encore à conquérir face à l’autorité théologico-politique. Mais rappeler cela n’autorise pas à dire que, sans la censure qu’elle a subie, la philosophie arabe serait certainement tombée dans le même travers, qu’elle se serait abandonnée à la même pente.

Il faut peut-être revenir à cet épisode où Ghazali, dans son Monqidh, rapporte son expérience du doute dans des termes qui font d’ailleurs penser que Descartes pourrait bien avoir une dette envers lui. Au lieu de déboucher sur la découverte d’un «Dieu vérace», qui appuie de son autorité la crédibilité des idées «claires et distinctes» (scénario cartésien), la sortie de la solitude du doute radical donne lieu chez Ghazali à une rencontre avec Dieu sous la forme, dit-il, d’une lumière frappant son cœur. Cette sortie ne lève pas le doute, même si elle projette le sujet du doute dans une expérience de vérité... Ghazali, de ce point de vue, échapperait donc à la critique adressée par Husserl à Descartes. Son problème, néanmoins, est que son scepticisme va se traduire par une ruine de toute entreprise de connaissance, ainsi que par une «destruction des philosophes» — titre d’un de ses ouvrages — et que cela va dans le sens de la censure théologico-politique dont nous parlions.

En un sens, Descartes reprend l’expérience ghazélienne du doute de telle sorte qu’au lieu de ruiner l’entreprise de toute connaissance, elle lui serve au contraire de fondement. Mais cette option stratégique, on la comparera avec profit à celle d’un Averroès. Pour Averroès, l’expérience du doute n’a pas de sens, parce que le lieu de la pensée, et donc du doute, n’est pas l’individu, mais l’Intellect agent. Autrement dit, Dieu lui-même. Penser, c’est se mettre en esprit au diapason de Dieu.
Le scepticisme de Ghazali ne tient pas parce qu’il existe des sciences rigoureuses, qui se distinguent des pseudo-sciences : il faut non seulement rendre raison de cette différence de nature, mais aussi fonder la condition de possibilité de ce fait acquis. Or la seule manière de le faire, du point de vue d’Averroès, c’est d’éviter l’expérience du doute, dont le présupposé est que le sujet pense, car en réalité «ça pense en lui».

La réponse d’Ibn Rochd à Ghazali consiste donc à revenir à une position aristotélicienne, en mettant l’accent sur la priorité de l’Intellect agent dans l’acte de connaissance. Ibn Rochd admet ainsi, implicitement, que la seule manière de résoudre la difficulté est de sortir de la tradition du monothéisme musulman et de lui opposer la tradition grecque. Il est vain de son point de vue de chercher à surmonter des obstacles d’ordre philosophique en se maintenant dans le cadre d’une tradition dont la foi est l’instance de décision principale et ultime. Le philosophe, en tant que philosophe, doit se replier sur le territoire de la tradition grecque, quitte à demeurer sur le territoire de l’islam en tant que fidèle et membre d’une communauté politique.

Autrement dit, l’audace d’Ibn Rochd est de revendiquer pour le philosophe un double territoire. Elle ne va pas jusqu’à annexer le territoire de la foi pour le faire servir à un projet qui, précisément parce qu’il a annexé le territoire de la foi, développe dans le domaine de la connaissance une ambition démesurée. Au point de se retourner contre soi-même et de faire triompher la méthode sur la vérité. Cela, c’est Descartes qui le fait.

Descartes le fait et Ibn Rochd ne le fait pas, ni ne peut le faire. Non parce qu’il manque d’audace, mais parce que le territoire de la foi qu’est l’islam présente avec le territoire de la foi qu’est le christianisme une différence de nature décisive. L’islam naît en tant que révolution religieuse mais aussi en tant que projet politique. Là où, avant Descartes, le christianisme se laisse réquisitionner par la volonté d’un Constantin le Grand de doter l’empire romain d’une nouvelle religion d’Etat, l’islam, lui, sort de la cuisse de Jupiter tout armé, pour ainsi dire. Il ne se prête à aucun projet terrestre parce qu’il en porte déjà en lui. Bref, ni Ibn Rochd ni aucun autre philosophe arabe avant lui n’auraient pu faire subir au Dieu de l’islam ce que la modernité occidentale issue du coup de force de Descartes a fait subir au Dieu du christianisme : lui arracher sa bénédiction pour construire un monde d’où il sera exclu, d’où il sera crucifié une seconde fois... «Dieu est mort», crie l’insensé de Nietzsche !

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