L’écritoire philosophique / Ibn Khaldoun : errances du personnage et errements des lectures

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Lors de la célébration du sixième centenaire de la mort d’Ibn Khaldoun, en 2006, on a assisté entre certaines capitales arabes – dont Tunis bien sûr – à un jeu de rivalité où chacun voulait affirmer sa précellence dans l’organisation des cérémonies et la proclamation des hommages. Il est vrai que le personnage fut à sa façon un nomade. Né à Tunis en 1332, il quitte la ville dès l’âge de 20 ans pour n’y revenir que bien plus tard, en 1378, et pour la quitter à nouveau au bout de six ans en direction du Caire, où il termine sa vie. Ses pérégrinations l’auront amené à Grenade, au Maroc et en Algérie, où il rédige la Muqaddima. A ce nomadisme qui brouille ses attaches et complique la tâche des organisateurs de centenaires s’ajoute cependant une sorte d’indétermination au niveau du sens ultime de son oeuvre, qui fait que l’histoire de la philosophie propose à son sujet une multiplicité remarquable de lectures. Le propos, bien sûr, n’est pas ici d’en faire la recension. Nous nous contenterons de relever deux principales lectures, dont nous pensons qu’elles sont des tentatives de hold-up : des tentatives de pure et simple récupération d’Ibn Khaldoun pour le mettre au service d’un projet qui lui est étranger.

La première tentative de holdup up vient de l’égyptien Mohammed Abduh. Mais, au-delà de sa personne, ce dernier incarne tout un courant de pensée, au XIXe siècle, qui cherche à adapter l’islam à la modernité occidentale. On est à l’époque où ce qui tient lieu d’intelligentsia en Orient découvre avec effroi l’écart, que dis-je !, le gouffre qui sépare l’Europe du monde arabe en termes de progrès scientifiques et technologiques. Et Ibn Khaldoun est réquisitionné pour attester que le monde arabe est capable de modernité. Qu’il est donc possible de construire par dessus le gouffre.

Le souci est à la fois de préserver l’islam de l’accusation d’être responsable du retard et de mettre en place dans l’urgence les conditions d’un très hypothétique rattrapage. On ignore alors que cette Europe triomphante inaugure l’ère de sa propre crise. Que le doute s’insinue au sujet du projet qui la porte. Que l’Occident tout entier découvre qu’il subit sa volonté de puissance comme une loi qui le dépasse et l’entraîne irrésistiblement vers on ne sait où… Mais l’écho d’un Nietzsche qui proclame l’ère prométhéenne tout en mettant en garde contre sa tyrannie ne parvient pas aux oreilles de nos réformateurs.

Au Caire, et partout dans les capitales arabes, on subit alors le magnétisme de cette puissance. On subit ce magnétisme et on s’en défend en alléguant un contre-projet, qui allierait la puissance de l’Europe sans les inconvénients de ce qui est déjà perçu comme une déshumanisation de la société européenne. Une mixture qu’on prétend possible grâce à l’attachement à l’islam. Mais une mixture qui est surtout une preuve de naïveté, puisqu’elle méconnaît le lien intime qui existe entre la puissance européenne et ce que Nietzsche appelle la « mort de Dieu »… Et Ibn Khaldoun est poussé malgré lui dans ce contre-projet dont le problème, au-delà de la naïveté, est que, au fond, il est mû par la puissance européenne et son magnétisme, et non par un mouvement interne de la civilisation arabe vers son propre renouvellement.

Il y a un lien étroit, du reste, entre la mauvaise intelligence d’Ibn Khaldoun par le mouvement réformiste du XIXe siècle et l’échec de ce dernier à entrer sur la scène de l’Histoire en tant qu’initiateur d’une action positive… Puisque, enfin, il n’a pas pu jouer d’autre rôle que celui de simple lieu d’une réaction.

La seconde tentative de holdup up vient de l’Occident lui-même. Certains historiens, en effet, voient en Ibn Khaldoun le précurseur d’un courant qui va culminer chez Marx, à travers la double affirmation d’une progression autonome de l’Histoire en vertu d’une loi qui se dévoile à la pensée de l’homme et, d’autre part, de la prééminence du facteur économique dans cette loi. Beaucoup des intellectuels arabes qui vont se ranger aux idées marxistes durant le siècle dernier vont adopter cette lecture, considérant d’ailleurs que les références au religieux dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun relèvent d’une forme de simulacre, rien de plus.

Comme la lecture précédente, celle-ci présente une part de vérité, sur laquelle elle batît cependant une interprétation qui est fausse. La part de vérité, c’est que Ibn Khaldoun, tout en affichant sa déférence à la tradition, élargit le domaine qui relève de la Raison. On peut donc y voir à juste titre une sorte de ruse… Comme Ibn Rochd, dont il connaît la pensée, il est capable même de tourner la pointe de son épée contre les philosophes et les mystiques, dès lors qu’ils s’autorisent de vider la loi religieuse de sa substance, mais il accorde dans le même temps à la Raison des prérogatives nouvelles. Et, plus encore qu’Ibn Rochd, Ibn Khaldoun évite les points de confrontation. C’est pourquoi il délaisse en quelque sorte le terrain traditionnel de la philosophie et de la théologie pour occuper celui d’une « science » qu’il invente à partir de l’histoire.

Sur ce terrain nouveau, il n’a pas à craindre la concurrence d’une raison théologique qui prendrait ombrage de ses positions. Pourtant, et à la différence des mathématiques et de la logique, auxquels il a été initié à Tunis par son maître Abou Abdallah Mohamed Al Abuli, cette science nouvelle n’est pas sans lien avec le religieux. Elle le rejoint sous un angle inattendu, en tant qu’une des manifestations universelles du « Umran » : concept à mi-chemin entre la notion de peuplement et celle de civilisation. L’évitement se révèle être un contournement, voire un enveloppement.

La ruse est donc double, pourrait-on dire. Mais cette manœuvre, qui redonne à la raison du champ, non pas seulement pour s’exercer selon ses propres lois comme en logique ou en mathématiques, mais pour le faire en s’intéressant au destin de l’homme sur terre, ne cherche pourtant pas à provoquer, même secrètement, une rupture avec l’ordre religieux qui prévaut. Elle déjoue sa censure sans chercher à en abolir l’ordre. Et elle le fait probablement avec l’idée que, à travers cet élargissement du champ d’activité de la raison dans la vie intellectuelle du monde arabe, la loi religieuse se trouve paradoxalement libérée de sa propre crispation.

Le propos de Ibn Khaldoun n’est pas de consacrer une loi du devenir des sociétés qui écraserait du poids de sa vérité la loi religieuse, l’occulterait ou même la marginaliserait. Son propos est bien plutôt d’éveiller cette loi religieuse à l’exigence qu’il y a chez elle à soutenir et à accompagner ce devenir. Donc, en fin de compte, à l’éveiller au sens de sa véritable vocation. De telle sorte que la loi religieuse, dépassant sa conception purement restrictive et « rétroactive » (au sens premier de ce qui ramène en arrière), se transforme en une source d’inspiration pour une pédagogie « proactive » de la civilisation, en tant que celle-ci obéit à une marche connaissable par la raison. Ce qui, dans cette hypothèse, ne manquerait pas de rejaillir sur l’idée qu’elle se fait de ses propres assises, de ses propres fondements, selon une logique désormais plus dynamique et plus critique.

Si Ibn khaldoun peut nous intéresser aujourd’hui, en dehors de toute préoccupation académique, c’est justement parce qu’il fait signe vers la possibilité pour la pensée religieuse en islam, à la faveur d’une ouverture sur la loi universelle qui gouverne les civilisations, de développer une critique dont elle serait, librement, souverainement, à la fois l’objet et le sujet. Tel est le sens de son legs, au-delà des lectures idéologisantes qui cherchent à le tirer vers elles, et malgré cette indétermination qui continue de marquer le contenu de son œuvre.

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