Le prisme et l’horizon / Guerre à l’EI : les dessous d’un blocage

L’Etat islamique, que tout le monde se propose de combattre mais sans pouvoir se mettre d’accord sur la manière de le faire, ne serait pas une puissance aussi nuisible et redoutable s’il ne faisait pas l’affaire des uns et des autres. Nous voudrions ici insister sur le « et », conjonction de coordination, pour calmer d’emblée les voix sonores de l’un ou l’autre camp d’une guerre médiatique que se livrent aujourd’hui les pro-atlantistes et les pro-russes. Car il y a autant de raisons pour la diplomatie américaine que pour la diplomatie russe de disposer en Syrie d’une entité politico-militaire dont la mission inavouée est de constituer une entrave aux projets de l’autre.

Pour les Américains, les jihadistes sunnites de l’EI sont le meilleur rempart contre l’allié chiite des Russes, l’Iran, dont on a vu par le passé la capacité de s’implanter dans un pays voisin, l’Irak, à travers des « gouvernements amis ». Le passage de Nouri Al-Maliki aura de ce point de vue servi de leçon ! Et une Syrie désormais sous influence iranienne, c’est un Liban où le Hezbollah risque fort de redevenir dominateur…

Tout ceci, inutile de le souligner, n’est pas pour plaire, ni à Israël ni à ses amis. Bien sûr, pour beaucoup, il suffit qu’une politique donnée soit contraire aux intérêts d’Israël pour recueillir leurs faveurs. Au-delà de l’indigence intellectuelle de cette attitude simplement revancharde, on aimerait rappeler que la politique, c’est aussi l’art des nuances. Si les pays du Golfe voient aussi ce scénario d’un très mauvais œil, ce n’est ni parce qu’ils vouent un amour secret à l’Etat juif, ni parce qu’ils entretiennent une vieille haine à l’égard des chiites, ni encore parce qu’ils seraient prisonniers de leurs alliances atlantistes, mais c’est parce qu’un tel scénario représente une menace hégémonique sur toute la région. Pour l’instant, les Russes n’ont pas d’autre option pour renforcer leur présence au Moyen-Orient que cette carte iranienne. Leur base navale de Tartous en Syrie constitue un dernier réduit, qu’ils n’ont bien sûr aucune intention d’abandonner.

Toutefois, l’issue du conflit dans ce pays, avec un maintien au pouvoir de Bachar El-Assad, grâce éventuellement à des élections « arrangées », pourrait ouvrir grande la porte d’un tel scénario, qui aurait des retombées énormes sur le plan géopolitique. Voilà ce que redoute la diplomatie américaine, et voilà ce qu’elle est déterminée à empêcher, y compris en ménageant l’Etat islamique, voire en l’aidant secrètement, que ce soit directement ou par l’entremise d’intermédiaires serviables…

D’un autre côté, pour les Russes, la présence de ce même Etat islamique, c’est la garantie que l’opposition syrienne ne va pas pouvoir occuper le terrain avec l’aide occidentale et se présenter en alternative légitime au régime d’Assad. C’est d’autant plus vrai que l’Etat islamique ne se contente pas d’occuper le terrain : il est un allié objectif du régime syrien en ce qu’il mène la guerre à l’opposition modérée regroupée au sein de la Coalition nationale syrienne. Un des arguments, justement, de cette Coalition contre le pouvoir de Bachar El-Assad, c’est que durant ces années de guerre le président syrien a mis plus d’énergie à combattre l’opposition démocratique qu’à tenter d’affaiblir les jihadistes.

Bref, tout le monde veut la peau du « califat », mais personne ne veut faire le pas de l’affaiblir sérieusement de peur des conséquences sur le jeu des équilibres. Entre temps, ce califat en profite pour lancer ses ramifications là où il peut et pour empoisonner la vie des populations ici et là par la menace terroriste qu’il fait peser sur elles. Quelle est l’issue ?

L’issue serait de déconstruire le système qui a généré le blocage. Le récent rapprochement croisé entre les Etats-Unis et l’Iran d’une part, l’Arabie Saoudite et la Russie d’autre part, participe de cette déconstruction.

On sait que dans la foulée de la signature de l’accord sur le nucléaire entre les gouvernements iranien et américain, des investisseurs venant de différents pays occidentaux se sont présentés à Téhéran avec des idées d’affaires dans leurs bagages. Lors d’une conférence de presse tenue le 11 août dernier à Moscou, en marge de discussions relatives à la situation en Syrie, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel Al-Joubeir, a insisté pour sa part sur un point que les médias ont peu relevé : la volonté de l’Arabie Saoudite et de la Russie de hisser leurs échanges économiques à un niveau « digne de l’importance des deux pays »… Ce qui signifie que la Russie ne doit plus s’imaginer que sa présence dans la région se joue uniquement à travers son alliance avec l’Iran, et dans une logique d’antagonisme avec les pays du Golfe. Et que l’Iran, de son côté, ne doit pas réduire son horizon à la Russie : elle doit explorer de nouvelles alliances économiques.

Cette politique d’élargissement du champ des relations économiques est donc une première approche positive. Une autre façon de déconstruire le système du blocage serait de désamorcer la guerre mondiale médiatique, en laquelle la Russie a jeté toutes ses forces et mis toute son ingéniosité… y compris celle qui permet de museler les voix discordantes de la presse libre sur son sol. Il est clair que ce pays porte un autre projet de civilisation, qui n’est pas celui de l’Occident. On le voit d’ailleurs à travers l’implication de Moscou dans le règlement de nombreux conflits à travers le monde… Plutôt que cette joute insidieuse dans laquelle les intellectuels des deux bords se laissent entraîner comme des pions sur un échiquier, ne conviendrait-il pas d’ouvrir le débat : qu’est-ce que cette confrontation des projets pourrait nous apporter à nous tous ? Et que propose la Russie comme alternative à une certaine hégémonie de l’ordre occidental, par-delà les critiques qu’elle adresse à cet ordre ? On voit que la résolution du problème qui a nom « Etat islamique » comporte des aspects qui le dépassent infiniment !

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