La poésie en questions : Le prisme des philosophes I

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On peut considérer que toute philosophie qui se respecte se doit de présenter, à côté d’une ontologie et d’une éthique, une esthétique où il est question des arts dans leur diversité. De l’architecture à la musique, en passant par la peinture, la sculpture et la poésie, il y a une certaine relation à la vérité qui n’emprunte pas la voie du concept. En définissant la nature de cette voie, la philosophie définit aussi la sienne propre, par comparaison. Le mot esthétique lui-même donne d’emblée une indication à ce sujet puisque l’origine —grecque— du mot renvoie à la sensibilité… L’art est du côté de la sensibilité là où la philosophie est du côté de la raison.

Ainsi présentée, la poésie figure comme un des beaux-arts dont s’occupe l’esthétique dans son travail de définition. Nous est précisée la façon particulière dont elle s’acquitte de sa mission, par rapport à la fois à la philosophie et aux autres formes artistiques. Or il est possible de se demander si cette manière de faire ne pose pas problème. Il est possible de se demander si la philosophie ne se heurte pas à une difficulté qui met en cause sa légitimité même.

En théorie, il n’y a rien qui ne puisse faire l’objet d’un questionnement, et donc d’un effort de conceptualisation, de la part de la philosophie. En ce sens, on ne voit pas ce qui pourrait valoir à la poésie le privilège de faire exception. Depuis sa naissance grecque, la philosophie s’affirme comme une sorte d’insurrection de la pensée qui, à propos de tout, veut s’enquérir de l’origine, de « l’arché ».

Elle refuse de s’en tenir à l’idée qui se forme naturellement dans notre esprit lorsque nous sommes assaillis par les choses dans leur dissémination. En ramenant chaque chose à l’unité du tout, qui est son principe, on lui assigne sa juste place et, du même coup, on révèle sa vérité par-delà l’anarchie de ses manifestations changeantes.

Il en est ainsi de la poésie, comme de tout autre chose : elle n’a pas échappé au regard scrutateur et inquisiteur du philosophe. Or la poésie, comme nous avons eu l’occasion de le relever précédemment, est aussi ce qui nous parle d’arché, de premier commencement. Elle n’est pas qu’un objet parmi d’autres qui se propose à l’examen philosophique : elle est aussi le concurrent. A l’écoute de son chant, on est transporté dans une dimension qui, étant hors du temps, nous parle de ce qui vient avant le temps et à partir de quoi le temps lui-même fait son entrée dans le monde…

La poésie a beau avoir été disqualifiée par les philosophes dans son autorité à dire le premier principe de toutes choses, il n’en reste pas moins qu’elle a joui autrefois de cette autorité, et que la prétention à l’exercer demeure attachée à son statut. Ce qui met ainsi la philosophie dans la position de celui qui cherche à être à la fois juge et partie… Être juge et partie, c’est ce qui pose un problème de légitimité.

D’autant que c’est essentiellement en s’opposant au mythe, c’est-à-dire au discours produit par la poésie —celle en particulier d’Homère et d’Hésiode—, que la philosophie entame sa carrière avec les présocratiques : Thalès, Anaximène et les autres.

Platon et Aristote : une approche ambiguë

La naissance de la philosophie est un événement qui advient sous le signe du conflit avec la poésie. De sorte que lorsque Platon, dans le livre X de la République, chasse le poète de sa cité idéale, il ne fait pas acte d’innovation. Au contraire, il prolonge une hostilité qui remonte bien avant lui et qu’on pourrait dire primordiale, car inscrite au cœur du projet philosophique.

La philosophie se définit elle-même comme recherche rationnelle de la vérité. Laissant ainsi entendre qu’il existe une recherche non rationnelle, qui emprunterait sans doute la voie, non pas du « logos », mais du « mythos ». Cela signifie que, d’emblée, la poésie est placée du côté d’une forme de pensée qui ne se donne pas les moyens de la réussite dans ce qu’elle entreprend.

Ce qu’elle produit, le mythe, traduit assurément une démarche qui vise la vérité, mais il trahit aussi un échec à l’atteindre. A vrai dire, l’état de dissémination du réel, qui voile la vérité au lieu de la révéler, non seulement n’est pas aboli par la poésie, mais se trouve au contraire consacré. Il s’agit, par conséquent, de corriger l’entreprise engagée, de prendre le contrepied de ses errements pour atteindre enfin l’objectif…

Toute la question, cependant, est de savoir si cette détermination originaire de la poésie sous l’angle de l’échec n’est pas dictée par le besoin de s’octroyer une légitimité supérieure. Tel est le prisme : celui de l’affirmation de soi comme nouvelle instance en matière d’énonciation de la vérité du réel. Et même si l’on devait admettre que ce prisme n’explique pas tout, ni n’enlève au discours de la philosophie sur la poésie toute sa pertinence, force est de reconnaître que les conditions de la neutralité du jugement sont sujettes à caution. Et si l’échec présumé de la poésie n’était que l’effet de perspective d’une ambition de la raison… d’une folle ambition de la raison ! Et s’il n’y avait d’échec que de la juste compréhension de la façon particulière dont la poésie se rapporte à la vérité !

Il est d’ailleurs remarquable qu’aussi bien chez Platon que chez Aristote, la position de défiance à l’égard de la poésie a quelque chose, sinon de nuancé, du moins d’ambigu. C’est assez clair chez Platon, qui reconnaît dans le Phèdre que c’est le mythe qui peut atteindre la vérité – sur l’essence de l’âme – là où le discours purement humain ne peut qu’avouer ses limites.

Certes, il ne viserait qu’une certaine ressemblance, mais il est quand même ce qui est requis pour poursuivre un chemin face auquel la raison s’interrompt, impuissante. Dans ce même texte, Platon parle également de la poésie comme d’un discours qui peut être le lieu d’une parole divine. Ce qui suggère que, si le mythe est le fruit de cette parole enthousiaste, alors il répond au critère du discours divin qui, à ce titre, ne se laisse pas arrêter là où le discours humain épuise, lui, ses ressources sur le chemin de la vérité. Quel retournement, sommes-nous tentés de dire !

Chez Aristote, ce retournement n’apparaît que si l’on accepte de reconnaître l’importance centrale de la philosophie pratique et sa précellence par rapport à la philosophie théorique d’une part et, d’autre part, l’importance également centrale du héros tragique dans la conduite de l’homme vertueux. Car d’où vient le héros tragique si ce n’est du mythe ? Donc de la parole du poète !

Sans s’attarder sur un point qui mériterait sans doute de longs développements pour être démontré avec rigueur, on se contentera d’attirer l’attention sur la place éminente qu’Aristote accorde à la poésie à travers ce thème du héros tragique, dont le modèle sert de clé à l’accomplissement par l’homme de son humanité à travers les épreuves, à travers une existence dont le déroulement est placé sous le signe de la contingence des événements. Comme si, à la faveur de cette production issue de l’imagination du poète, était offert à l’homme le signe par lequel il connaîtrait sa propre vérité : ce qui n’arrive qu’en la réalisant dans l’action.

De la servante à l’officiante

C’est un fait que la présence du thème de la poésie chez Aristote ne se laisse pas deviner aisément. Du moins pas dans l’importance que nous lui reconnaissons. Car le texte qu’il consacre à la poésie —la Poétique—, et qui relève déjà d’une forme d’esthétique, ne permet pas de rendre compte de la dimension transversale de la poésie dans son œuvre.

Il y a, pour ainsi dire, une présence en creux qui, pour cette raison, est discrète. Mais ce qui pourrait expliquer le fait que cette importance a longtemps échappé à l’attention, c’est le fait que la lecture dont l’œuvre a fait l’objet jusqu’à l’époque moderne reflétait elle-même une philosophie qui avait expulsé la poésie de l’arène de la vérité. Désormais, la rivalité se jouait entre foi et raison. La foi mettait en scène une parole révélée, dont la dimension poétique n’était certes pas absente, mais celle-ci ne jouait a priori aucun rôle dans la manifestation de la vérité en question. C’est de Dieu que venait la vérité, non du poète.

La philosophie d’Aristote s’est ressentie, dans les commentaires qu’elle a suscités, de cette éclipse de la poésie comme prétendante à la vérité, telle qu’elle a eu lieu dans la pensée médiévale. Il y avait bien une poésie sacrée, ou mystique, qui donnera des noms illustres en chrétienté tels que saint Jean de la Croix en Espagne ou Maître Eckhart en Allemagne, mais cette poésie inspirée, bien qu’elle fût le produit d’une création humaine, se concevait comme l’écho second d’une parole divine plus intérieure.

En un sens, elle élargissait l’aire de la Révélation contenue dans les Ecritures saintes. Et il n’était pas question d’en faire remonter la trace jusqu’à Aristote, qui était païen. De son côté, la poésie profane, de second rang, paraissait peu digne de mériter qu’un philosophe de l’envergure d’Aristote lui accorde une réelle attention. D’un côté comme de l’autre, la voie semblait sans issue.

Il n’y a pas de doute, donc, que cette évolution des choses a induit l’idée que si, chez Aristote, le thème de la poésie —comme prétendante à la vérité— était inapparent dans les textes sous forme de développements explicites, c’est tout simplement parce qu’il avait une importance très relative, voire nulle. Idée tout à fait trompeuse, cependant, à notre avis.

Que se passe-t-il cependant lorsque la philosophie, à partir de Descartes, se met à contester la prétention de l’Eglise à se mêler de vérité et que celle-ci devient l’affaire exclusive de la pensée qui doute ? Ce qui se passe, c’est que la poésie refait surface, mais en se contentant de la modeste place qui revient à l’imagination dans le projet rationaliste de connaissance du réel.

Elle a le droit de faire son retour dans l’enceinte de la cité, mais elle doit renoncer à toutes ses prétentions qui feraient d’elle une rivale de la raison. Si elle refuse, si elle se montre indocile, elle sera traitée en conséquence et rejetée du côté des amuseurs et des fous. Si elle accepte, il lui sera permis d’apporter à l’aridité des vérités de la raison l’agrément susceptible de les rendre attrayantes. La vraie ivresse sacrée, c’est le vertige de la connaissance des choses qui la prodigue : la poésie peut tout au plus servir d’accompagnement dans leur présentation…

Et c’est ce qui se passera, jusqu’à ce que les romantiques, tout en célébrant la magie des choses et de leurs secrètes métamorphoses, ouvrent à nouveau la porte à une poésie plus altière… Il faut se souvenir de personnages comme Johann Wolfgang von Goethe qui se passionnent à la fois pour les découvertes scientifiques – au point d’y prendre part – et pour cet aspect plus inexplicable que révèle la nature dans ses manifestations vivantes.

A mesure que la pensée rationaliste se heurte dans l’observation de la nature à quelque chose qui lui résiste, et qui se laisse appréhender comme précisément ce qui ne se laisse pas soumettre par les lois coutumières de la raison, alors la poésie sort de son rôle de servante pour endosser celui de l’officiante. Chez Goethe, c’est elle qui instille de la sagesse dans une connaissance scientifique qui, livrée à elle-même, risque de devenir démoniaque, comme le suggère son Faust.

La question du « génie »

La Nature prend un grand N et se dote de son voile d’Isis, rejetant le travail d’exploration des scientifiques vers ce qui ne serait en réalité que l’écorce des choses. Tout un monde inconnu échappe, irrémédiablement. D’ailleurs, c’est le penseur de la philosophie critique qui le dit.

C’est Kant qui trace les limites de la connaissance humaine en la ramenant au domaine des phénomènes, rappelant qu’elle est foncièrement tributaire des conditions de la sensibilité : celles de l’espace et du temps. Dès lors, la poésie se propose de se faire l’écho de ce qui se dérobe, de la chose en soi, en jouant pour ainsi dire de la corde de la sympathie : elle parle d’âme à âme avec le monde, là où la science ne saisit des choses que ce qui s’accorde aux possibilités de représentation du réel par l’esprit humain.

Dans l’esthétique kantienne, le poète appartient à la catégorie du génie. Il partage ce statut avec tous les autres artistes, mais il incarne cet esprit libéré de toutes règles dans sa façon de produire. C’est pourquoi le poème, dans la mesure où il accède aux beaux-arts, est inimitable. Ce dont il dépend, c’est d’une disposition naturelle qui se caractérise par la puissance de l’imagination, mais aussi par une capacité à accorder cette dernière à l’entendement.

Ainsi accordée, elle revêt la vocation d’exprimer la finalité. Le beau dans le poème comme dans toute œuvre d’art dit la finalité qui gouverne le monde et les choses, là où l’homme de science ne récolte que des liens dans le vaste tissu de causalité dont est constitué le monde des phénomènes.

Mais cette réhabilitation de la poésie par la philosophie lève-t-elle tout à fait l’objection soulevée au début et qui porte sur la légitimité de la philosophie à statuer sur la nature de la poésie ? Certes, la philosophie critique soutient la révolte de la poésie contre le rationalisme « classique », mais n’est-ce pas pour mieux l’assigner au service d’un idéal qu’elle s’accorde à elle-même le privilège exclusif de définir ? La question du génie va donner lieu à un débat aux développements intéressants parmi les philosophes. La méditation sur la poésie jusqu’à nos jours s’inscrit largement dans ce débat…

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