Dialogues éphémères: Les désordres collectifs et leur gestion

Tout se passe aujourd’hui comme si la politique menée à l’échelle internationale était conduite sur le modèle des stratégies thérapeutiques telles qu’arrêtées, de-ci de-là, par certaines instances médicales supérieures. Et cela en vertu d’un présupposé selon lequel il existe une folie collective qui peut s’emparer de la scène politique à tout instant, sous quelque forme que ce soit… C’est autour de ces considérations d’une sorte de «psychiatrie mondiale» que nos trois personnages —le médecin, le philosophe et le poète— confrontent leurs idées.

Md : Je dois vous avouer en guise d’entrée en matière que ma femme commence à s’inquiéter sérieusement à mon sujet. J’ai beau la rassurer, le thème de la tragédie lui est devenu hautement suspect. Quand je l’entretenais la semaine dernière, à mon retour à la maison, de ce dont nous avions parlé, je commençais par évoquer les rites anciens autour de la pluie et de la fertilité, et je notais sur son visage les signes d’un soulagement. Aussitôt que j’en vins à l’idée que ces rites, en Grèce, ont évolué vers la naissance de la «tragédie», dans le cadre du culte rendu au dieu Dionysos, je surprenais un vif changement dans sa physionomie : une sorte de grimacement intérieur qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Je me disais à part moi : se peut-il que ma femme me croie zinzin, détraqué, ou simplement en passe de le devenir ? Qu’elle voie dans nos discussions sur la tragédie une sorte d’obsession, je veux bien, mais que cette perception des choses prenne la forme d’une inquiétude au sujet de ma santé mentale, je trouve ça étrange… Vous savez quoi ? Je pense qu’il existe une forme de folie, de type collectif, dont une des caractéristiques essentielles est la phobie de la folie.

Ph : Cette pensée, qui est vraie, m’a tout l’air d’être une parade en la circonstance. Peut-être que ta femme se fait tout simplement du souci pour toi. Nous vivons dans un monde où la folie est présente. Son visage clinique est d’ailleurs loin d’être le seul. Tu le disais à l’instant : il y a des folies collectives qui, parfois sous les dehors d’une normalité très affirmée, relèvent de cette même puissance de déstructuration des liens sociaux.

La scène politique en est chargée. Il nous faudrait d’ailleurs de nouveaux types de psychiatres pour affronter ce phénomène : des psychiatres de la société. A côté de ça, la folie est devenue une des priorités de santé publique. Je parle en tout cas à l’échelle mondiale. Je ne t’apprends rien, toi qui es médecin et qui suis plus que nous les campagnes de prévention et de sensibilisation que mènent à ce sujet des organisations comme l’OMS.

Po : Oui, le doute, dans ce contexte, est assez légitime. Il est normal que les gens qui comptent pour nous, nous les regardions avec inquiétude lorsque leur comportement cesse d’être celui auquel ils nous ont accoutumés. Qui sait, on est peut-être dans une situation de pandémie qui ne dit pas son nom : la contamination est un risque de tous les jours. La hantise s’installe doucement… Mais ce qui est un peu paradoxal en cette affaire, c’est que notre discussion sur la tragédie est aussi une discussion sur la folie, avec le dessein d’en comprendre les ressorts et d’en sonder les issues vers la guérison.

Notre dernière rencontre en a été une illustration éloquente, quand nous nous sommes demandé ce que signifiait chez Euripide la manifestation, en ce qui concerne le personnage d’Héraclès, du moment de la folie après, et non avant, les douze travaux. Car la chose prête à méditation. D’autre part, la tragédie est en soi un spectacle qui met en scène la folie de l’homme. Or quand Aristote, qui observait le phénomène de bien plus près que nous, déclare que la tragédie purge les passions, on a raison de le croire et, par conséquent, de reconnaître à la tragédie des vertus prophylactiques. Il s’agit de mettre en scène la folie pour mieux la prévenir. C’est affaire de prudence, pour reprendre là encore une notion chère à ce philosophe.

Vous saisissez le paradoxe ? En nous penchant sur le thème de la tragédie, nous sommes au cœur d’une réflexion sur la folie de l’homme. Et c’est précisément cela qui nous vaut le soupçon d’être devenus fous, ou d’en prendre le chemin.

Md : C’est vrai que l’étude de la tragédie du point de vue de ses vertus purgatoires nous met devant une alternative thérapeutique qui est fondamentale, et qui vaut aussi bien pour l’individu que pour la civilisation : faut-il renforcer le pouvoir des normes sociales pour créer les conditions de l’unité qui serait nécessairement une unité «communautaire», ou faut-il, en suivant le modèle grec, pousser les hommes à renouer avec l’expérience de la folie de manière à apprivoiser les désordres de l’âme en général ?

Je prétends que cette alternative thérapeutique, qui est un conflit de méthode, est ce qui commande secrètement la politique mondiale. Surtout après qu’on ait vu jusqu’où pouvait aller cette folie des hommes, que ce soit à travers les guerres mondiales du 20e siècle ou les entreprises terroristes du début du 21e.

Ph : Je suis tout à fait d’accord avec toi pour considérer qu’on n’a rien compris aux affaires de la politique internationale de notre époque si on perd de vue ce souci de prévenir le risque d’un surgissement de la folie, d’une éruption de violence face à laquelle il n’y aurait pas de dialogue possible. Et que beaucoup de changements induits relèvent d’une stratégie globale de prévention. Je pense en particulier aux mouvements populistes qu’on voit apparaître ici ou là, et qui sont accueillis avec une fausse alarme. Parce que leur venue est programmée, leur prise de pouvoir accompagnée, dans le but justement de les rendre moins imprévisibles et plus inoffensives.

Po : Tu en parlais à l’instant comme de vraies manifestations de la folie, pour lesquelles tu suggérais qu’on invente des psychiatres d’un nouveau genre : des psychiatres-sociologues. Si j’ai bien compris votre propos à vous deux, on aurait en même temps affaire à quelque chose d’artificiel. Où est le lien?

Md : C’est le principe du vaccin : on injecte un mal artificiel pour contenir un mal naturel qui est bien présent. En fait, le mal qu’on injecte a pour but de modifier génétiquement le mal existant de telle sorte qu’on puisse le contrôler. Pour te faire une idée de ce qu’est le mal naturel dans toute son ampleur et sa virulence, considère ce qui s’est passé en Yougoslavie au moment de sa dislocation ou au Rwanda quelques années plus tard. La stratégie thérapeutique consiste à créer des situations analogues, en les dramatisant à grand renfort de tapage médiatique, mais de manière à prévoir des issues politiques et, aussi, à renforcer les capacités immunitaires des populations.

Bien sûr, nul d’entre nous ne connaît la frontière précise qui sépare le mal naturel du mal artificiel. Ainsi le veut la stratégie thérapeutique, qui laisse grande ouverte la voie à des supputations redoutables : les attentats du 11 septembre 2001 n’auraient-ils pas été voulus, et orchestrés, ainsi que la montée de l’Etat islamique ? L’explosion de la violence au Rwanda n’a-t-elle pas été sciemment tolérée ? Et la liste est longue. Si la stratégie thérapeutique admet la nécessité de chocs psychologiques violents afin de susciter des changements dans le système immunitaire du corps de la population mondiale, on peut penser que certains drames de grande envergure ont pu être, sinon organisés, du moins agréés.

Mais, à moins de vouloir céder au délire paranoïaque du complotisme, on ne devrait jamais perdre de vue le fait que tout ce qui peut être envisagé doit être mis en relation avec la réalité du danger que représente le surgissement du mal naturel tel qu’il s’est manifesté lors des deux guerres mondiales et tel qu’il a failli emporter l’humanité et avec elle toute la vie sur terre au moment de la guerre froide.

Po : Si ce que tu dis est vrai, je me demande s’il ne faudrait pas remplacer l’image du vaccin par celle du chirurgien qui, pour protéger les parties saines du corps, se livre à une action de charcutage sur les parties atteintes par la tumeur ou celles qui, sans être atteintes, sont déjà condamnées. Ce qui, sorti de son contexte thérapeutique, ressemblerait fort à une action tout à fait barbare… A une sorte de folie digne de celle d’Héraclès.

Md : Cette métaphore chirurgicale est également possible. Tout dépend de la perception qu’on a de l’imminence du mal : si elle est grande, alors elle prévaudra. Et cela signifiera que le curatif a pris le pas sur le préventif. Si elle ne l’est pas, on lui préférera celle du vaccin que j’ai proposée. Mais l’image de la chirurgie exprime bien, effectivement, le fait que l’action contre la folie peut être elle-même assimilée à une manifestation de la folie.

Dans les deux cas cependant —et là je vais parler en citoyen et non en médecin… en citoyen «contre» le médecin— nous ne savons pas en quoi consistent les choix thérapeutiques auxquels nous sommes soumis. Car, quand il s’agit d’un mal physique, on peut bien faire confiance au médecin —qu’il vaccine ou qu’il charcute—, afin qu’il rétablisse en notre corps les conditions de la santé.

Mais quand il s’agit du corps de notre vie politique, il y a abus de pouvoir à s’attribuer les prérogatives du médecin : celles en vertu desquelles il décide, indépendamment et en dehors de nous, des solutions appropriées à apporter à telle ou telle situation critique. C’est pourquoi, me semble-t-il, nous vivons actuellement une crise de l’intellectuel, qui se sent obligé de s’éclipser. Au nom de la raison médicale, ou de l’impératif thérapeutique mondial. Et cette crise de l’intellectuel est en réalité celle de tout citoyen qui entend assumer pleinement son rôle de citoyen.

Ph : Comment ne pas partager ton sentiment ? Nous sommes en effet réduits au rang de mineurs face à des décideurs tout-puissants dont rien ne dit que leur stratégie thérapeutique n’est pas une vaste fumisterie, malgré les moyens formidables dont elle dispose. Autant je conçois l’idée qu’il existe des situations de péril où il est important qu’un capitaine prenne seul les commandes —à titre individuel ou de manière collégiale—, autant j’estime inacceptable le fait que l’intellectuel soit obligé de se replier dans une posture de spectateur passif du monde. Et je ne parle pas de ceux qui, un peu étourdis, se prêtent à la comédie qu’on leur fait jouer, en noircissant les colonnes des journaux de leurs tribunes enflammées et en meublant assidument les plateaux de télévision de leur présence.

La plupart d’entre eux ne sont rien de plus que des bouffons imbus de leur personne. Mais je voudrais revenir à cette idée que tu as formulée tantôt et sur laquelle je n’ai pas pu encore réagir… Tu as parlé de conflit d’approches au sujet de cette stratégie thérapeutique, et tu as dit que c’est ce conflit qui déterminait secrètement la politique internationale.

Md : En effet !

Ph : S’il y a conflit d’approches, cela voudrait dire que l’instance de décision qui se donne pour tâche de prévenir la folie dans le monde n’est pas elle-même en état de délivrer des solutions cohérentes. Que ces solutions sont moins déterminées par l’objectif à atteindre, à travers le critère de la pertinence et de l’efficacité, que par l’équilibre des forces au sein du conflit en question, au moment où elles sont envisagées.

Md : Bien entendu, je ne suis pas dans le secret des dieux, comme on dit. La réflexion m’est venue dans le prolongement de ma remarque sur l’attitude de ma femme à mon égard. Parce que je trouvais qu’elle incarnait parfaitement une option thérapeutique qui consiste à resserrer les liens autour d’une normalité sociale, d’un mimétisme psychologique collectif, pour conjurer le risque de la folie. Alors que c’est précisément ce que font, chacun à sa manière, et le partisan du retour au religieux et le nationaliste qui cherche à réveiller la flamme du patriotisme.

Les deux veulent rétablir un ordre ancien en vertu duquel certaines normes retrouvent les conditions de leur large application. Ce qui a pour résultat de régler le problème de la folie à travers une unité sociale imposée par le haut. Ma femme n’est ni bigote ni patriote : il n’y a rien chez elle d’excessif, de ce point de vue, en tout cas. Mais elle exprime ce penchant très partagé pour l’approche thérapeutique qui choisit l’action par le haut.

Or cette approche, on la trouve représentée dans beaucoup de pays qui exercent une forme ou une autre de dictature, parmi lesquels des pays d’influence comme la Chine ou la Russie. Qui ont leur siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, et dont on imagine mal qu’ils n’aient pas leur mot à dire dans la façon dont doivent être conduites les affaires du monde. Contre eux, comme je l’ai dit, il y a l’option qui s’inscrit dans la filiation de la tragédie comme méthode de purgation des passions : comme manière de créer des situations de folie pour se donner les moyens de les apprivoiser mentalement et, sans doute aussi, de les gérer techniquement.

Po : Et si ce conflit supposé exprimait plutôt une sorte de complémentarité. Quelque chose comme une répartition des tâches à l’échelle des différentes régions du monde. Je ne suis pas en train de dire que tout va très bien au sein de «l’équipe dirigeante» et qu’il n’y a pas de tiraillements. Ni en train d’exclure la possibilité que ce qui se décide finalement comme politiques soit une vaste fumisterie…

Je pense en particulier à ce drame qui nous est proposé autour du naufrage écologique du monde, dont on voit bien qu’il sert d’abord à donner à l’humanité un ennemi commun : la pollution, les gaz à effet de serre, etc. Ce qui, là encore, est censé éloigner, par effet de diversion, le risque de confrontation entre blocs communautaires. Mais en essayant d’inoculer en chacun de nous la peur d’une fin du monde, laquelle peur peut, par exemple, produire son lot de dépressions dont on mesure mal les retombées sur le long terme.

Md : Oui, il y a clairement une politique de dramatisation autour du péril écologique, si réel qu’il puisse être par ailleurs. Mais pour revenir à ton idée de complémentarité, mon avis est que ce serait un scénario idéal. On peut bien sûr en admettre l’hypothèse. D’ailleurs, puisque nous parlons toujours de folie, aussi bien celle des individus que celle des communautés d’hommes et, au-delà, du monde lui-même, il faut rappeler que les approches développées par la psychiatrie sont souvent elles-mêmes des approches mixtes, mêlant une certaine violence chimique en vue de neutraliser la brutalité du malade et, d’un autre côté, une douceur qui invite ce dernier à prendre part à la recherche d’issues, à travers une forme de jeu qui répète la situation de la folie…

Mais vous savez bien que, sur ce terrain, j’ai de très sérieuses réserves au sujet de ce qui se pratique. Le caractère mixte des approches, qui est en soi une bonne chose de mon point de vue, n’empêche pas des dérives graves. Beaucoup de psychiatres ne savent tout simplement pas jongler avec ces deux approches : ils les utilisent à tort et à travers. Il faut avoir l’âme d’un guérisseur. Et je partage assez l’avis de Platon selon lequel un brin de folie est indispensable pour pouvoir guérir certaines «malédictions».

Po : Eh, ton épouse n’a donc pas tort de t’en trouver un petit, de ce brin de folie. Le seul problème, c’est qu’elle n’a pas compris que c’est précisément ce qui te sert à guérir ton prochain.

Md : Ce qu’elle craint, je crois, c’est que nos discussions sur la tragédie servent de terreau à ce brin de folie, et qu’il prenne finalement la forme d’une plante aux dimensions respectables. Mais, comme je me suis hasardé à le dire, c’est peut-être sa folie à elle que de croire que je deviens fou. Et j’avoue que, vis-à-vis de cette forme particulière de folie —la sienne—, je n’ai pas encore trouvé la bonne manière de l’aborder.

Ph : J’étais venu avec quelques réflexions au sujet de Platon, que tu viens d’évoquer, et que je souhaitais vous présenter sous un biais nouveau, dans le prolongement de nos observations concernant l’Héraclès d’Euripide. Je veux parler de son analyse de la psychologie du tyran, qui est l’autre aspect important de sa pensée sur le thème de la folie. Puisque, chez lui, la tyrannie nomme une sorte de perversion interne de l’âme, du point de vue de la relation de ses parties entre elles. Mais voilà, notre discussion d’aujourd’hui a pris un autre cours, et qui s’en plaindrait ?!

Po : Quant à moi, je ne voudrais pas qu’on se sépare sur cette note victimaire au sujet de l’intellectuel marginalisé et martyrisé. Les choses me paraissent légèrement plus compliquées. D’autant que, dans le passé, l’intellectuel a souvent joué un rôle néfaste : il ne faudrait quand même pas l’oublier. C’est lui qui, de son plein gré, se transforme parfois en caisse de résonance des idéologies les plus meurtrières. Il y a comme une justice aujourd’hui à le maintenir à l’écart.

Certes, cette justice entraîne à son tour une nouvelle injustice, en ce sens que tous les intellectuels ne se comportent pas ainsi, en agents zélés des courants idéologiques. Mais on peut comprendre la nécessité d’une sorte de mise en quarantaine : le temps du moins que l’intellectuel apprenne à redéfinir son rôle dans ce monde qui change… Bon, je sens que je ne vous convaincs qu’à moitié : on en reparle plus tard !

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