Dialogues éphémères | De nous à la Russie, l’Orient et l’Occident

Les conflits armés sont toujours synonymes de grandes souffrances et l’occasion aussi de vastes mouvements de compassion à l’égard des populations qui subissent dans leur chair les éclats du feu et du fer. Mais, il faut le reconnaître, la pensée des hommes ne peut s’empêcher dans ces moments de revenir en arrière pour saisir certains ressorts cachés qui poussent les hommes les uns contre les autres, à travers les siècles… Nos trois protagonistes en sont l’illustration.

Po : La frontière entre Orient et Occident est-elle une frontière géographique ? Voilà une question que beaucoup de gens se posent, en particulier quand tonne le bruit des canons quelque part. Je pense pour ma part qu’elle est davantage historique. D’ailleurs, si on voulait la réduire à sa dimension géographique, on s’apercevrait qu’elle est tellement vaste et mouvante que le terme de «frontière» n’est plus approprié.

Md : Cette frontière a pu avoir un sens géographique dans un passé lointain, mais ce sens a cessé d’être pertinent. On voit par exemple que, pour les anciens Grecs, le détroit des Dardanelles constituait une frontière au-delà de laquelle commençait l’Asie. Mais, dès lors qu’Alexandre envahit les vastes territoires qui vont de l’Inde à l’Egypte, il semble assez évident que le détroit des Dardanelles n’est plus tout à fait cette ligne de partage qu’il a été. L’Orient est toujours là, mais l’Occident y a désormais ses avant-postes. De la même façon, peut-être, que l’Orient s’était donné ses propres avant-postes lorsque Carthage avait été fondée.

Ph : La frontière va avancer et reculer selon le hasard des conquêtes, à la façon de plaques tectoniques qui se déplacent sous la pression de forces agissantes dans les profondeurs de la terre. Mais, aussitôt qu’un territoire est touché par ce mouvement de va-et-vient, se produit en lui un phénomène d’intériorisation du combat entre Orient et Occident. De sorte qu’il peut être sous domination de l’Orient, comme nous l’avons été après l’arrivée des Arabes, sans que le camp occidental ait totalement disparu… Il peut passer en mode furtif, il peut se rendre en quelque sorte invisible, souterrain, mais il sera toujours présent.

Md : Ce qui voudrait dire que, à l’inverse, l’Orient n’a pas cessé non plus d’exister après la destruction de Carthage et la politique de colonisation des terres africaines par les Romains.

Po : Certes. Mais une question se pose qui est la suivante : est-ce de la même manière qu’Orient et Occident résistent à la domination l’un de l’autre ?

Ph : Pour répondre à cette question, il faudrait peut-être revenir sur le sens précis des mots. On ne saurait comprendre comment l’Occident survit dans nos mœurs et dans nos âmes quand l’Orient déploie sur nos cieux ses étendards si on ne sait pas au préalable ce qu’est, en son fond, l’Occident… Et pareil pour l’Orient, dont nous avons vu il n’y a pas si longtemps —pendant la période coloniale— comment il a fait valoir ses droits face à l’occupant français, mais dont on peut se demander selon quelle stratégie secrète il l’a fait, par-delà les slogans qui faisaient référence à l’appartenance à l’islam ou à l’arabité, ou aux deux à la fois.

Po : Si on doit poser la question de la définition de l’Orient et de l’Occident, il n’est pas nécessaire de s’en tenir à notre espace à nous : il vaut même mieux élargir l’horizon…

Md : La Russie, est-ce un pays d’Orient ou un pays d’Occident ?

Ph : On n’aura rien dit de très intéressant si on disait que c’est un pays à cheval entre Orient et Occident. D’autant qu’on se sera replié sur cette conception géographique qu’on vient de dénoncer. Mais il est clair que la Russie est un pays qui a été traversé par le conflit entre les deux, parfois de façon violente. Pour ce qui est d’élargir l’horizon, c’est en effet utile et l’exemple de la Russie le permet.

Mais je crois qu’on ne pourra pas faire l’économie d’une confrontation avec la façon dont nous vivons nous-mêmes le conflit. L’Orient et l’Occident, nous n’en aurons pas une claire compréhension en dehors du combat qu’ils représentent pour nous… ou en nous !

Po : Tu veux dire que la différence entre les deux n’est pas une réalité objective ?

Ph : Je dis que nous avons affaire à des notions dont la compréhension ne peut être dissociée d’un vécu. Je dis que toute théorie qui prétendrait arrêter une définition au sujet de l’Orient et de l’Occident en se plaçant d’un point de vue neutre, dans une sorte d’altitude supérieure, ne nous livrerait sur le sujet que des généralités fragiles, toujours contestables… Ce n’est pas l’approche pertinente.

Po : Ce n’était pas vraiment mon intention de produire une théorie en voulant élargir l’horizon. Je considère qu’à se focaliser sur l’expérience vécue par notre peuple, on risque de perdre l’avantage du recul et de s’enliser dans un certain particularisme. Où se situe le juste milieu ?

Md : Il me semble que l’exemple de la Russie, qui nous aurait assurément fait prendre le large, nous aurait ensuite permis de revenir à notre vécu avec un regard plus dégagé de certains préjugés sur la question.

Ph : Si l’intention est de recueillir modestement des sortes de points d’appui en vue d’une confrontation qui rende plus saillante et plus nette l’opposition qui se joue chez nous, alors mon objection n’a plus de raison d’être et je la retire…

Po : Oui, allons-y pour des «points d’appui». Que j’appellerais pour ma part des points de fuite… sans lesquels il n’est d’ailleurs pas de retour possible vers ce qui nous est propre. Et Dieu sait que le retour nous est nécessaire pour nous connaître nous-mêmes. Hölderlin a eu sur ce thème des mots qu’on aura peut-être l’occasion d’évoquer un jour. En attendant, je voudrais rappeler un point, qui est le suivant : pas de véritable retour sans voyage qui laisse tout derrière lui.

Ph : Je l’admets : le vrai voyage est celui qui laisse tout derrière lui, sans se retourner. Mais c’est aussi celui qui, malgré ça ou à cause de ça, est mû dès le commencement par le retour !

Po : C’est bien possible…

Md : Nous voilà enfin prêts à partir pour la Russie… Pays lointain, mais pays en guerre, et autour duquel la polémique fait rage.

Po : Pays de Tolstoï et de Dostoïevski, qui s’est toujours reconnu un ancrage dans la culture européenne, mais qui s’est toujours souvenu de l’âme russe, en laquelle souffle le vent des steppes.

Md : Les premiers russes, je crois bien, venaient du nord de l’Europe…

Po : Il serait plus exact de dire que la première entité politique russe —la Rus de Kiev— est fondée par des Vikings, qui sont en effet des populations installées au départ dans ce qui est actuellement la Suède et la Norvège… Ou disons dans tous ces territoires du nord de l’Europe que l’empire romain n’a pas su dominer ou contrôler.

Ph : Oui, et il est intéressant de noter qu’au moment où nait la Rus de Kiev, les populations de la région —qui se situe aujourd’hui entre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie occidentale— ne sont pas christianisées : elles le seront à partir d’un certain Vladimir 1er, qui se convertit au christianisme orthodoxe en 988. Pourquoi le christianisme orthodoxe ? Parce que les Vikings qui ont fondé la Rus de Kiev avaient ouvert une voie commerciale qui allait de la mer Baltique à Constantinople. L’empire byzantin, qui survivra jusqu’en 1453, a été un allié économique avant de devenir un allié culturel.

Md : Cette origine semble écarter l’idée d’une identité orientale de la Russie.

Ph : En effet. Mais il faudrait tout de suite nuancer. Les Vikings sont ces peuplades qui sont demeurées rebelles à l’ordre romain. Ce sont des nomades qui se sont fait connaître par leurs attaques-surprises à travers les voies maritimes et fluviales, mais qui ont été aussi capables de créer, en Europe orientale, un vaste Etat qui échappait à la chrétienté romaine. L’alliance avec Byzance et l’adoption du christianisme orthodoxe témoigne à mon avis d’une volonté persistante de ne pas rejoindre le camp occidental.

Po : Cette fidélité à Byzance, qui est d’abord un choix politique, va se confirmer par la suite, lorsque Kiev perd sa prépondérance et que Moscou devient le centre de gravité. On est alors au 13e siècle. Car, quand survient la chute de Constantinople avec l’arrivée des Ottomans, la Russie se donne le rôle d’héritière de Byzance. Et elle reprend à son compte cette résistance du christianisme byzantin face au christianisme romain. Christianisme romain qui, de son côté, étend son aire d’influence à la faveur des grandes découvertes et des conquêtes aux quatre coins du globe…

Ph : Ivan le Terrible, premier tsar qui règne au milieu du 16e siècle, conquiert les territoires de l’est du pays, autrefois sous domination mongole. On peut en effet penser que cet élargissement considérable du territoire russe à cette époque constitue une sorte de réplique face à l’extension de l’aire occidentale : celle de l’église romaine. Je vous signale que la conquête espagnole de l’Amérique a lieu essentiellement au début de ce même 16e siècle…

La thèse de la rivalité entre les deux églises est donc confortée par les dates. Mais comment faut-il comprendre la chose : est-ce que la Russie représente cet Orient qui, à côté de l’islam, cherche à se dresser face à la puissance montante de l’Occident en s’ouvrant des horizons vers l’est, ou est-ce qu’elle est la face orientale de l’Occident lui-même, qui s’occupe de conquérir les steppes de l’Asie pendant que l’autre face conquiert les terres situées par-delà les océans, selon une logique de partage des tâches ?

Po : Oui, la question se pose en effet. Mais il est sûr que cette façon qu’a la Russie de prendre le flambeau de Byzance va rapidement lui donner une dimension particulière, un poids politique qui s’inscrit dans les profondeurs du théologique et qui explique sans doute que, malgré toute la parenté qu’il se reconnaît avec le Français, l’Allemand ou l’Anglais, le Russe se perçoit toujours comme le représentant d’un autre espace.

Ce n’est pas seulement celui des steppes, où le cosaque et le mongole se mêlent aux descendants des Khazars et des Varègues venus des forêts de Suède. Cet espace est aussi spirituel. C’est celui du christianisme d’Orient…

Ph : Un christianisme qui parle davantage grec que latin. Mais qui est quand même l’héritier de Rome. Qui s’inscrit dans la continuité de l’Eglise de Constantin le Grand. C’est pourquoi il est toujours possible de se demander si la Russie ne représente pas, plutôt que l’Orient, le visage oriental de l’Occident.

Md : Ce qui voudrait dire que l’Occident aurait plus d’un visage. Et, par conséquent, que ce que nous appelons habituellement l’Occident ne serait en réalité qu’une face de l’Occident… Mais l’autre possibilité serait que le christianisme ne se réduit pas à l’Occident, qu’il échappe à son hégémonie, et que la Russie se donne justement pour mission de porter l’étendard de ce christianisme rebelle et tourné vers l’Orient.

Ph : C’est en effet l’alternative qui s’offre à nous. La période communiste qui a couvert une grande partie du siècle dernier a constitué une volonté de rompre avec cette vocation spirituelle, mais nous voyons qu’elle s’affirme à nouveau de manière forte. Y compris bien sûr quand le patriarche de Moscou —la plus haute autorité religieuse de Russie— apporte son soutien à l’équipée de Poutine en Ukraine, alors que ce dernier recourt à une rhétorique de plus en plus antioccidentale.

Md : Oui, cette situation de guerre semble avoir replongé la Russie dans son rôle de rempart face à l’Occident. Et suggère par conséquent que la seconde possibilité est la bonne. Si tel est le cas, ça signifie que l’islam n’a pas le monopole d’une certaine opposition militante à l’Occident. Le christianisme peut lui-même être dans cette posture antagonique. Et voler même la vedette à l’Islam sur ce terrain, grâce à la puissance militaire de la Russie.

Po : On comprendrait pourquoi un auteur comme Dostoïevski, après avoir eu sa période de sympathie pour l’Occident et son «progrès», se serait violemment désavoué par la suite en rejoignant le camp des «slavophiles». Peut-être au contact d’une spiritualité qu’il a découverte chez les gens simples de son pays, dans l’expérience aussi de la souffrance du bagne… L’exemple de Dostoïevski n’est pas isolé : l’Occident est comme une tentation, à laquelle certains Russes cèdent, mais face à laquelle ils finissent presque toujours par se ressaisir.

Md : Tu mettrais sur le compte de cette tentation ces vastes opérations de transformation qui ont été engagées en Russie à l’époque de Pierre le Grand, puis à celle de Catherine la Grande, et le fait par exemple que tout le monde parlait le français dans la bonne société à Saint-Pétersbourg jusqu’au début du 20e siècle ?

Po : Sans aucun doute, si toutefois cette seconde hypothèse est confirmée. Parce qu’il me semble que sa vérité n’est pas tout à fait établie à ce stade. Elle ne l’est pas, parce qu’il resterait à prouver que la Russie, derrière son antagonisme affiché, n’est pas en train de remplir une mission au service de l’Occident…

Ph : Une mission ? Quelle mission ?

Po : Celle de neutraliser les grands espaces asiatiques par où, à travers l’histoire, sont venus des peuples guerriers qui ont saccagé les villes, massacré les populations… Il s’agit pour la partie occidentale de placer entre l’Orient hostile et soi un Etat tampon. En laissant à ses portes une puissance chrétienne dont le chef se conduit comme un despote oriental, on rend plus sûres les frontières par où surgissaient autrefois les envahisseurs.

Ph : Mais aujourd’hui, ces espaces asiatiques ne représentent plus aucun danger particulier. Quel intérêt y aurait-il à laisser un Poutine reprendre les habits de l’ancien tsar ?

Po : Ces grands espaces asiatiques ont cessé en effet d’être un danger pour l’Occident, mais ils ont été remplacés par toute une population qui, à l’échelle mondiale, porte sur l’Occident un regard en lequel l’envie se mêle au défi. La Russie de Poutine représente pour eux la puissance par laquelle leur soif de revanche se trouve assouvie, comme par procuration…

Ph : Ce serait donc un artifice mis au point par l’Occident afin de canaliser les haines qu’il peut susciter auprès des populations qui se sentent lésées ou humiliées. Les canaliser, pour mieux les neutraliser…

Po : C’est ça… N’oublions pas que l’Occident est fils d’Ulysse, et qu’Ulysse est l’homme aux mille tours !

Ph : Je ne sais pas comment on pourrait départager ces deux hypothèses. Il me semble qu’il va falloir les maintenir toutes deux.

Md : Il y a un avantage incontestable pour l’Occident à avoir la Russie pour ennemie, plutôt que la masse indistincte de ceux qui pourraient se réclamer de l’islam par exemple, et partir à l’assaut de l’Occident en surgissant de partout et de nulle part. Maintenant, et à l’inverse, ça ne prouve pas non plus que la Russie ne retrouve pas une mission supérieure en se dressant face à l’Occident comme elle le fait : l’intuition de Dostoïevski reste d’actualité.

Il y a bien une spiritualité russe qui échappe à l’Occident et qui fait partie du christianisme : on ne peut reprocher au peuple russe de vouloir renouer avec cela après la parenthèse soviétique. D’autant qu’il y a bien quelque chose de décadent dans le monde occidental, dont l’humanité aurait besoin de se protéger…

Ph : Est-ce que ces considérations nous ont aidés à y voir plus clair en ce qui concerne la question que nous posions au début : celle de la manière dont Orient et Occident résistent l’un à l’autre ?

Po : Disons qu’elles nous ont peut-être indiqué une piste.

Ph : Oui. Il nous faudra alors la suivre pour voir où elle mène exactement.

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