La guerre froide est finie. Bourguiba est mort. Une révolution a secoué ce pays. Faut-il rester fidèle à une faute, doublée d’un égarement ?

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J’habite Bizerte, la ville la plus au nord du continent africain, la plus en pointe à l’intérieur de la mer Méditerranée. Cela lui a longtemps conféré une valeur stratégique qui est en réalité celle de la Tunisie toute entière. Car c’est par Bizerte que, depuis toujours, cette terre de Tunisie pénètre le bassin méditerranéen pour le couper en ses deux parties, occidentale et orientale.

Quand le pays a pris son indépendance en 1956, quelques années après le déclenchement de la guerre froide, la France a obtenu de garder ce promontoire : il ne s’agissait pas de maintenir une présence coloniale sur une portion de terre si réduite, mais de préserver une position de contrôle face à une menace qui était essentiellement celle du bloc de l’Est. La concentration de zones militaires en cet endroit, héritée de la période française, est tout à fait hors norme…

Bourguiba - en qui les autorités françaises ont su voir assez tôt un personnage fiable, c’est-à-dire suffisamment crédible au regard du peuple tunisien en tant que défenseur de ses droits mais tout à fait capable aussi de jouer le rôle d’interlocuteur et même de partenaire dans le combat contre la menace communiste – était mis en difficulté par une aile des nationalistes tunisiens. On lui reprochait ses compromis et on essayait de l’affaiblir en usant de cet argument. Salah Ben Youssef incarnait le parti de cette fronde…

La guerre de Bizerte a été la réponse qui devait redonner à Bourguiba l’avantage, en le présentant comme l’habile stratège qui ne renonce à rien dans l’effort de libération totale du pays. Et les alliés étaient de la partie, car il était leur homme et il fallait qu’il jouisse de la légitimité que confère toute action patriotique valeureuse.

La manœuvre politico-militaire de cette bataille était le fruit d’une collaboration à laquelle ne manquaient ni la France ni les Etats-Unis. Une certitude régnait : sans Bourguiba, la Tunisie basculerait dans le camp du nationalisme arabe et deviendrait une proie facile, sinon à la domination soviétique, du moins à la séduction soviétique.

Salah Ben Youssef, le mal-aimé des Alliés, avait-il compris ce qui se tramait ? Quel rôle aurait-il joué au moment des faits s’il avait vécu ? La réussite de la manœuvre exigeait qu’il fût supprimé, et il le fut.

L’option de Bourguiba dans le cadre de la guerre froide était-elle bonne ou mauvaise ? Qui peut dire ce que l’histoire aurait été s’il avait agi autrement, et si le camp adverse n’aurait pas lui-même été capable de manœuvrer de telle sorte que la Tunisie en ressorte avec un rôle à l’international réellement digne de son importance stratégique ?

Le dénigrement dont il fait l’objet par certaines voix n’est que le prolongement d’une rhétorique qui fut celle du vainqueur et, excusez la précision, de l’assassin. Le jeu des alliances n’est jamais transparent. Le déplacement des pièces sur l’échiquier ne suffit jamais pour prétendre détenir le dernier mot sur le plan qui se trame dans la tête du joueur. Ne soyons pas mauvais juges en nous contentant de l’avis qui fut celui de l’adversaire.

Il se trouve cependant que, personnellement, j’aurais fait le choix de Bourguiba… Et, si on me permet cette liberté de me mettre dans la peau du bonhomme, j’aurais sans doute été très embarrassé par la présence de celui qui se doute de quelque chose, qui peut l’ébruiter et tout mettre par terre à la faveur d’une contre-offensive rhétorique… Fallait-il courir le risque ?

Je ne sais même pas si j’aurais su résister à l’indication, doucement susurrée et discrètement suggérée, que la solution de la liquidation physique bénéficierait de tous les soutiens et de toutes les bienveillances de la part des partenaires étrangers. La politique a en effet ses impératifs, qu’on peut comprendre.

Mais si j’avais été Bourguiba, et que j’aimais ce pays et ses hommes, je n’aurais pas raté la première occasion pour réparer mon geste. Comment ? En reconnaissant à la voix de tout opposant la dignité d’une parole qui se doit d’être écoutée et qui donne sens et corps à l’union des voix libres et patriotiques de ce pays, dans leur saine diversité et dans la vivacité de leur émulation.

Je l’aurais fait en mémoire de lui et de son engagement, lui la victime de la guerre froide et de ses implacables machinations. Au lieu de cela, qu’a fait Bourguiba ? Il a perpétué le meurtre en violant la mémoire. Il a enseigné à mépriser et il s’est érigé en héros unique…

La guerre froide est finie. Bourguiba est mort. Une révolution a secoué ce pays. Faut-il rester fidèle à une faute, doublée d’un égarement. Des voix proclament que oui. Nous disons non ! Et, de toutes parts depuis les hauteurs boisées de Bizerte, résonne un écho : non !

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