Chemins de l’herméneutique : Dilthey II, la construction de l'objectivité

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Beaucoup pensent que si l’essor de l’herméneutique moderne a eu lieu en Allemagne, c’est parce que le protestantisme qui y règne a servi de terreau. De fait, c’est grâce à la Réforme que les Ecritures saintes de la religion chrétienne ont d’abord été arrachées des mains sourcilleuses de l’Eglise romaine et que, dans un deuxième temps, elles se sont prêtées à un travail de redécouverte et de réappropriation du sens qui ne pouvait pas manquer, au final, de donner lieu à une sorte de manuel d’utilisation.

Et c’est ce manuel d’utilisation qui verra par la suite son domaine d’application s’élargir, comme nous l’avons vu, pour toucher tout discours… Du reste, les deux grands noms qui marquent cet essor, à savoir Schleiermacher et Dilthey, sont issus de familles protestantes pieuses et leur formation universitaire est marquée par un passage du côté de la théologie.

Mais si cette explication apporte un éclairage édifiant sur le phénomène, elle n’est pas la seule. Il faut savoir que le 19e siècle a correspondu aussi à une période de développement intense des sciences, sous leur forme positive et expérimentale, et cela à l’échelle européenne.

La puissance de l’Occident face au reste du monde, et les entreprises coloniales qui ont été engagées aux quatre coins de la planète, ne sont pas étrangères à ce changement qui touche, à vrai dire, au moins autant le développement des sciences que la tournure ou la vocation technique qu’elles se donnent.

Or si la coutume chez nous est généralement de faire acte d’admiration, voire de fascination, face à cette science qui rime avec domination du réel, tel n’a pas été le cas dans certains milieux intellectuels. En particulier en Allemagne. C’est ainsi que le philosophe Edmund Husserl rédige dans les années 30 du siècle dernier plusieurs textes qui seront regroupés et publiés après sa mort sous le titre suivant : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale…

Parler de « crise » à propos des sciences européennes sonnera peut-être pour certains comme une plaisanterie. Il suffit pourtant de prendre connaissance du texte de Husserl pour se rendre compte du sérieux du propos et, aussi, du caractère assez familier de la thématique parmi ses pairs au sein du monde universitaire.

Ce que nous voulons dire, c’est que c’est parce qu’il y a crise —crise des sciences européennes— que l’herméneutique est appelée au secours pour prendre en charge tout un pan du savoir que la science positive —objectiviste— n’envisage que moyennant une dénaturation de son objet. Cette manière d’amener l’herméneutique du terrain de l’interprétation des textes, ou de la compréhension des auteurs de ces textes, à celui de l’histoire et, plus largement, des « sciences de l’esprit », comme les appelle Dilthey, c’est déjà une façon d’apporter une réponse à cette crise.

Puisqu’il est question avec Dilthey, comme nous l’avons indiqué la semaine dernière, de conférer à l’histoire, à travers une méthodologie propre inspirée de la tradition herméneutique, les attributs de la scientificité. En d’autres termes, en distinguant une méthode propre aux sciences de la nature —qui expliquent par les causes— et une méthode propre aux sciences de l’esprit —qui permettent de comprendre en dégageant le sens—, on rétablit un certain ordre dans l’entreprise humaine du savoir.

L’emprunt fait à Husserl

Notons que telle ne sera pas la voie empruntée par Husserl, qui préférera l’option du « retour à la chose même ». Option qui s’inscrit contre le choix inconscient de la science positive de réduire la chose à un « objet ». La phénoménologie invite justement à redécouvrir la chose dans le processus de sa manifestation : de ne plus l’oblitérer par l’aspect immédiat qu’elle donne d’elle-même et qu’on retient pour la réduire à quelque chose de disponible et de manipulable.

Dilthey est l’aîné de Husserl de 26 ans et il compte parmi les penseurs en vue de son époque. Cela signifie que si ce dernier emprunte une voie différente, c’est en connaissance de cause. Jusqu’à la fin, du reste, Husserl se méfiera de l’herméneutique. La réponse qu’il apporte au problème de la crise fonde ainsi une dualité qui persiste aujourd’hui encore en matière d’épistémologie et de philosophie : il y a, d’une part, l’herméneutique et il y a, d’autre part, la phénoménologie ! Nous ne prétendons pas que ces réponses soient exhaustives : elles reflètent en tout cas, à la fois la conscience d’un problème dans le destin de la pratique européenne de la science et la diversité des tentatives en vue d’y apporter une solution.

Mais ces réponses, bien que très distinctes, n’ont pas empêché que se forment des zones de ressemblance. Et, bien que Dilthey soit l’aîné, il faut bien dire que les emprunts ne manquent pas qui vont de sa pensée à celle de Husserl. Notamment autour d’un concept central chez ce dernier : celui d’intentionnalité.

L’adoption par Dilthey de ce concept est relativement tardive dans l’élaboration de sa théorie herméneutique, mais elle est révélatrice d’un souci, sans doute commun avec Husserl, qui est de conjurer le risque du subjectivisme… On se souvient que pour Schleiermacher, la compréhension d’une œuvre provenant du passé ou d’une culture étrangère supposait que se réalise l’objectif prescrit par l’idéal des romantiques, à savoir l’unité spirituelle de l’auteur et de l’interprète. Ou, plus exactement, l’unité universelle à travers l’union de l’esprit de l’interprète et celui de l’auteur. Or c’est cette union qui est désormais perçue comme la porte ouverte aux vagabondages arbitraires d’une subjectivité mal domptée, par lesquels la science se trouverait ruinée de l’intérieur par l’illusion du savoir.

A vrai dire, Dilthey reconnaît, lui aussi, une « connexion interne » qui permet d’appréhender la vie d’autrui : la vie connaît la vie, dit-il, et mieux encore qu’elle ne connaît les choses. La vie, qui n’est pas à prendre au sens biologique, renvoie ici aux manifestations de l’art, de la religion et de la pensée…

Il s’agit toutefois de discerner ce qui constitue la dimension objective de cette vie, de relever des « ensembles structurés » en tant que réalités pérennes. De la même façon que Droysen s’opposait à Ranke en invoquant des « solidarités éthiques » comme termes intermédiaires pour appréhender les forces agissantes dans l’histoire, et pour contester le pouvoir des individus solitaires, Dilthey souligne que la connaissance, dans l’ordre de la « vie » spirituelle, passe par la médiation de ces structures permanentes. Or qu’est-ce qui définit ces dernières ? Ce qui les définit, c’est une intentionnalité !

L’objection de Gadamer

Autrement dit, les individus se laissent connaître en tant qu’ils appartiennent à des communautés humaines dont l’unité est celle d’une intention. Pour s’assurer, par conséquent, que la connaissance d’un auteur ne donne pas lieu à une dérive subjectiviste, qu’elle consacre au contraire une approche objective digne de la prétention scientifique des « sciences de l’esprit », il convient à l’interprète d’avoir en vue, non pas le psychisme de l’auteur en tant que monade isolée, mais l’auteur en tant qu’il affirme quelque chose pour le compte d’une communauté.

Ou disons que l’auteur est connaissable, mais uniquement dans la mesure où il est porteur d’une intention à laquelle il est indissociablement lié et qui exprime l’esprit collectif d’une communauté. Toute l’approche méthodologique mise en place et défendue par Dilthey revient à recentrer la lecture, dans la rigueur de sa dimension philologique et grammaticale, de façon à ce qu’elle vise l’auteur couplé à l’intention qui l’habite, jamais désolidarisé d’elle.

Est-ce que Dilthey réussit son entreprise de fondation d’une herméneutique garante de la scientificité des connaissances dans le domaine des sciences de l’esprit ? Hans-Georg Gadamer (1900-2002) consacrera une bonne partie de son œuvre à essayer de prouver que ce n’est pas le cas. Dans Vérité et méthode, au chapitre qu’il consacre à la question du passage « du problème épistémologique de l’histoire à la fondation herméneutique des sciences de l’esprit », il écrit ceci : «Dilthey a lui-même fait remarquer que nous ne connaissons historiquement que parce que nous sommes nous-mêmes des êtres historiques. Cela devait entraîner un allégement de la difficulté épistémologique. Mais est-ce bien le cas ? (…) D’où est censé venir l’allégement de la difficulté ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une complication ? Le conditionnement historique de la conscience ne constitue-t-il pas une limite insurmontable à l’achèvement de la conscience historique ?»

Pareille objection, que l’italien Vico (1668-1744) avait été le premier à soulever, s’appliquerait aussi à Johann-Gustav Droysen. Elle suggère que l’ambition de fonder la scientificité de l’histoire sur son objectivité est illusoire : toujours l’historien se mêle à la fable qu’il se propose de comprendre ! Se prémunir contre le subjectivisme en affublant l’acteur de l’histoire en général, et l’auteur de l’œuvre en particulier, d’une « intention », tout en faisant preuve de rigueur philologique dans la lecture, cela ne suffit pas. Cela ne suffit pas pour empêcher que l’on soit en train d’écrire l’histoire au moment même où on croit ne faire que la lire !

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