Considérations de fin d'été

Avec un certain calme qui revient à l'approche de la rentrée scolaire, on se prend à refaire le bilan de la situation. En revenant loin en arrière. A janvier 2011. Parce que c'est le moment qui marque l'entrée en scène de l'islam comme expérience démocratique possible. Et qu'aujourd'hui, nous en sommes toujours à juger cette expérience : les uns pensent qu'elle a apporté la preuve de l’impossibilité de sa réussite, et plus généralement de l'incompatibilité de l'islam et de l'exercice politique. Et cela en faisant valoir que le pays aurait été conduit à la déroute durant les 10 dernières années, à la faveur de la présence d'Ennahdha au pouvoir. Ils soupçonnent d'ailleurs l'étranger d'avoir forcé la main de la révolution afin qu'elle s'oriente vers ce chemin condamné d'avance, et dont la réalité désastreuse du pays conforterait désormais les mauvais présages émis à son sujet.

Les autres ne sont pas convaincus par la démonstration. Concernant le coup de pouce de l'étranger, et dans la mesure où il est avéré, ils diraient volontiers qu'il fallait qu'on soit poussé à l'eau par une tierce partie. Sans quoi l'expérience en question serait restée indéfiniment dans les cartons de l'Histoire.

Au sujet des résultats de ces 10 ans, leur argument est probablement qu’on ne peut induire d’une gestion calamiteuse du pays l’affirmation que l’islam est incompatible avec l’exercice moderne du pouvoir. Ce sont en effet deux choses d’ordre différent. Et, pour ce qui est de la gestion, l’argument poursuivrait en faisant remarquer qu’elle engage d’autres acteurs que les protagonistes de l’islam : des acteurs qui ne s’honorent pas en se délestant de toute responsabilité et en se déchargeant sur Ennahdha d’un bilan en lequel ils ont une part qui n’est pas si négligeable.

Ils ajouteraient peut-être que le caractère calamiteux du bilan est lui-même dû au fait que des forces se sont acharnées à le rendre tel, parce qu’elles avaient un parti-pris idéologique et que ce parti-pris voulait que l’expérience soit un échec. Pour cette raison que c’est tout un ordre ancien qui jouait la survie de ses valeurs et des prérogatives qu’il s’était accordées depuis de longues décennies.

Il y aurait eu tentative d’étouffement par divers moyens, et l’acharnement médiatique et « social-médiatique » contre l’expérience en question ne serait que l’expression de ces forces et de leur emprise sur une large partie de la population.

Mais ce qui achève peut-être de donner un avantage à leur position dans le débat, c’est qu’ils se présentent aujourd’hui, et notamment depuis le 25 juillet, comme les tenants de la légalité démocratique… Et c’est quelque chose qui est à la fois nouveau et qui échappe à beaucoup de nos observateurs et analystes : ce changement opéré dans le camp islamiste, d’une position de suspicion à l’égard de l’ordre démocratique à une position de défense de cet ordre contre ceux qui le mettent en péril par leurs atteintes à la Constitution et aux lois garantes des droits et des libertés.

C’est en effet nouveau. Ce qui ne veut pas dire que la mentalité islamiste a entièrement suivi. Depuis quelques mois, j’ai le privilège d’avoir un voisin qui fait la prière. Je dis « privilège » parce que, grâce à la qualité de l’isolation acoustique dans nos immeubles, ça donne lieu à des observations constantes : il y a chez l’islamiste d’aujourd’hui un jeu d’équilibrisme scabreux entre une certaine duplicité à laquelle il s’adonne dans ses rapports avec tout un chacun dans la rue, à son travail, au téléphone, et une sincérité surfaite à laquelle il s’oblige au moment de la prière…

Je ne cesse d’être intrigué par le passage d’une attitude à l’autre. Je n’en tire personnellement aucune conclusion hâtive en ce qui concerne la possibilité ou non d’un islam démocratique. En revanche, je m’interroge sur un fait qui devrait interroger tout musulman en général, et tout musulman tunisien en particulier, quelle que soit sa position à l’égard de la compatibilité entre islam et politique. Ce point est le suivant : Dieu est-Il jamais offensé pour lui-même ou ne l’est-il pas toujours pour le mal qui est fait à l’une ou l’autre de ses créatures ?

Cette question précise m’a été inspirée par le voisin en question, parce que j’ai eu l’occasion de constater – à mes dépens - qu’il a une certaine faiblesse à penser le droit d’autrui. Les choses s’embrouillent pour lui. Le droit de Dieu est tellement au-dessus de tout qu’il ne peut s’empêcher de développer une forme de négligence à l’égard du droit de l’autre homme. Il s’agit d’une faiblesse qui a une cause théologique. En ce sens qu’un certain discours religieux insiste sur la sacralité de Dieu en tant que tel, indépendamment de son attachement à ses créatures.

La crainte et le tremblement sont des sentiments religieux. C’est tellement vrai que leur absence dénote la dégradation de l’expérience religieuse en une attitude routinière, qui n’est pas sans une sorte d’impiété. Mais une fête des plus importantes de notre calendrier religieux – l’Aïd el kébir -nous rappelle régulièrement qu’il existe une dialectique profonde entre le droit absolu de Dieu (droit de vie et de mort sur nous, ses créatures) et le droit de l’autre homme, en tant que sa vie fait l’objet d’une volonté infinie de la part de Dieu.

Le droit absolu de Dieu – source de crainte et de tremblement - ne prend tout son sens que dans le jeu de cette dialectique. Or il existe un discours religieux qui, sur la base d’une mauvaise lecture de cet épisode fondateur, joue la carte du droit de Dieu contre le droit de l’homme. La crainte et le tremblement se muent en terreur de la vengeance divine et en haine de l’autre homme, qui est désigné à cette vengeance comme victime expiatoire pour avoir soi-même la vie sauve et recueillir la faveur miséricordieuse d’un Dieu perçu désormais comme colérique et capricieux.

La religion musulmane a subi dans son histoire un matraquage théologique qui a creusé le fossé entre droit de Dieu et droit de l’homme, ou plus largement droit de la créature. C’est une déviation dont il est difficile de tracer le premier commencement, et de mesurer aussi l’importance des transformations frauduleuses qu’elle a pu introduire dans les textes de référence. On se doute des mobiles qui ont poussé à pareil agissement : la commodité de gérer une communauté de croyants qui sont gouvernés, non par la clairvoyance d’un esprit souverain, mais par la peur !

Il y a là matière à un débat fécond. Mais force est de constater qu’il est complètement étouffé par celui qui occupe notre actualité - la compatibilité ou non de l’islam avec la démocratie. Pourtant, ce débat serait capable d’ouvrir des perspectives nouvelles.

Mais nous payons aujourd’hui le prix de nos glissements de lecture, aussi bien dans le domaine religieux que dans le domaine politique… Notre handicap est herméneutique.

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