Dialogues éphémères | En écoutant la parole venue d’ailleurs

Depuis quelques rencontres, les trois protagonistes du dialogue se démènent avec l’idée que notre monde d’aujourd’hui a essentiellement besoin de se réconcilier avec le récit : non pas le récit de fiction qu’on produit dans une approche de divertissement, mais celui qui fait écho aux mythes des anciens peuples. Or il leur apparaît de plus en plus que cette question est étroitement liée à une autre, qui porte, elle, sur notre capacité à nous mettre à l’écoute du monde des morts…

Po : On dit du poète qu’il chante… Ne vous-êtes vous pas demandé pourquoi on dit de lui qu’il chante ? C’est pourtant presque toujours en silence que les mots lui viennent et qu’il se les murmure. Il est vrai qu’il les fait résonner dans sa tête, à la manière du compositeur qui hasarde à part soi ses notes en sondant leur effet. Il est vrai aussi qu’une fois achevée, son œuvre pourra être déclamée. Voire même changée en chanson et entonnée avec le soutien d’un ou de plusieurs instruments.

Mais ça, c’est ce qu’on fait du poème après que le poète ait terminé son travail. Pour ce qui est de tester la sonorité des mots, puis des vers, et enfin du poème tout entier, je ne peux croire que ça suffise pour qu’on parle de chant. Chanter, c’est élever la voix. De manière à ce que l’écho du chant parvienne aussi loin que possible. Le chanteur, en ce sens, est comme l’archer dont la flèche vole loin pour toucher le cœur des plus lointains. Ce n’est certes pas essentiellement affaire de décibels, car on peut conférer à la voix une longue portée sans qu’il soit besoin de la rendre forte.

Mais voilà, le chant aspire à inonder le monde… A gagner les grands espaces : là où aucune limite ne vient circonscrire un champ. Il n’est pas sans cet élan à l’infini. Or ce n’est pas en s’attelant à la besogne de la mise en accord des mots et des vers que le poète pourra ressembler en quelque façon au chanteur… Et pourtant on dit du poète qu’il chante. Et mon avis est qu’on a mille fois raison de le dire. Pourquoi? Je sais que vous allez trouver ma réponse étrange, mais c’est la mienne et c’est la suivante : le poète chante parce qu’il porte en lui un chant qui lui vient d’ailleurs. Il chante parce que, en produisant son poème, il ne fait en réalité que répercuter un chant qui vient du monde des morts. Car le poète est celui qui fait parler les morts : et il chante lui-même parce que la parole des morts est chant. Vous me direz : qu’est-ce que cela veut dire, faire parler les morts ? Et en quoi les morts peuvent-ils encore parler ?

Ph : La question se pose en effet.

Po : Oui. Mais la façon pour le poète d’y répondre est de donner la parole aux morts. Sa réponse est une monstration. Elle dit : Ecoutez ! Ecoutez-les ! La difficulté pour celui qui écoute est que les morts qui parlent ne sont pas des morts familiers. On s’interroge parfois sur les raisons qui font que le discours poétique est si difficile à comprendre : c’est parce que le poète est comme réquisitionné pour aller au devant de morts qui viennent de loin. Loin dans le temps et loin dans l’espace. La part de différence se situe toujours au-delà de l’expérience que nous en avons. Bien sûr, ça suppose que le poète obéisse à cette injonction intérieure qui dicte de ne pas se contenter des morts qui nous ressemblent, mais de se porter au contraire au plus loin, du côté des confins, et là de recueillir la résonance d’une voix qui se détache et qui s’offre : voix singulière, mais chargée d’innombrables autres voix, et dont le premier contact est forcément celui d’un choc… Seule une écoute attentive et assidue permet, par-delà le trouble, de distinguer la voix amie, et néanmoins étrangère, qui s’est frayé son chemin pour habiter celle du poète. Comme une plante qui renaît lentement dans un jardin qui l’accueille…

Ph : Tout poète est donc un Orphée qui accomplit sa descente dans le séjour des morts.

Po : Il n’y cherche pas une Eurydice en traversant une masse indistincte d’ombres : c’est de tous les morts qu’il veut ranimer la voix pendant sa descente. Seulement, sa voix de poète, qui est une voix d’homme, ne peut supporter de loger plus qu’une autre voix. Toute rencontre se fait d’homme à homme. Un mort pour un vivant. Un vivant pour un mort. En revanche, ce mort singulier est toujours lui-même polyphonique : sa voix est singulière, mais dans le même temps elle brille de toutes les nuances d’une multitude de voix qu’elle abrite en son sein au moment où elle gravit le chemin qui mène vers le poète…

Md : Comment la voix d’un seul peut-elle être le réceptacle de cette multitude de nuances ?

Po : Elle est comme la voix de l’émissaire qui vient parlementer au nom d’une foule assemblée. Sa mission n’est pas ici de porter des revendications. Les morts sont délivrés de toutes les attentes qui agitent les vivants. Seul le chant continue cependant de les mouvoir. Pour eux, il est les noces de l’être dont on ne peut s’absenter et auxquelles on ne peut refuser la participation de sa propre voix…

Car d’avoir été, ne serait-ce qu’un jour, fait que l’événement de l’être nous intéresse, tout autant qu’il intéresse l’homme qui est présentement, et sans doute bien davantage d’ailleurs : car celui qui est, celui qui respire la vie parmi nous et comme nous, c’est souvent quelqu’un que les soucis de la vie distraient de la pensée qu’il est. Etre là, exister parmi tous ceux qui partagent avec lui le privilège de pouvoir humer l’air doux d’une brise ou de contempler les étoiles dans le vaste ciel, c’est quelque chose à quoi il ne fait guère attention, entraîné qu’il est dans la course au succès, aveuglé qu’il est par ses passions diverses.

Tandis que celui qui n’est plus là, mais qui continue d’avoir part à l’être parce que, comme le dit un philosophe, rien ne pourra jamais faire qu’il n’ait pas été un jour, celui-là, aucune pensée ne vient le distraire de la fête de l’être. L’être, c’est tout ce qui lui importe, pour autant que quelque chose puisse lui importer… Tu demandes comment il se fait que la voix d’un seul, d’un seul mort, peut porter en elle une multitude de voix. Je réponds que la voix du mort n’est pas celle d’un corps. Elle ne naît pas dans un larynx et ne sort pas d’une bouche. Elle ne heurte pas non plus les tympans de celui qui la reçoit.

C’est la voix d’une âme. Ou la voix qu’est l’âme. Cette voix-là n’est pas déterminée dans son identité par la forme particulière d’organes. Elle peut donc épouser une infinité de voix possibles sans être entravée dans son élan. Bien sûr, lorsqu’une telle voix parvient au poète en étant aussi chargée, lui-même ne peut lui donner un écho qu’en la libérant dans le chant. En donnant la parole, il accède au chant. Mais ce chant garde ici le timbre d’une voix qui est celle de l’âme : c’est la voix des morts. C’est pourquoi c’est dans un silence des organes que se lève la majesté du chant choral. Oui, le poète élève la voix. Il l’élève bien au-dessus des degrés des voix les plus sonores, car en elle résonne le concert des voix de la multitude des morts. Mais pour puissante qu’elle soit, cette voix demeure silencieuse. Seule l’oreille attentive en devine l’écho à travers la clé des mots. Alors, et alors seulement, comme une rumeur qui approche, l’écho devient assourdissant et gagne les grands espaces du monde.

Md : Ainsi le poète chante, bien que le son que produit son chant ne frappe pas nos oreilles… Je suppose que ces considérations viennent en réponse à la question que je posais la semaine dernière au sujet de la possibilité pour les récits de ramener les morts parmi nous. Mais il y était question justement des anciens récits mythologiques. Raison pour laquelle, du reste, nous avons évoqué à nouveau les deux mythes d’Hésiode ainsi que celui d’Eschyle sur la libération de Prométhée…

Ph : Oui, quelle est la place des récits mythologiques dans ce chant du poète qui donne la parole aux morts ? En quoi le réveil des morts dans le chant du poète équivaut-il lui-même à un réveil des anciens récits ?

Po : J’attendais votre question. A vrai dire, si l’on se fait du récit l’idée d’une chose qui se lit dans un livre ou se déclame sur la scène d’un théâtre, alors il n’y a aucune chance qu’il serve à autre chose qu’à connaître la pensée et l’art du peuple plus ou moins ancien d’où on le tient. Vous pourriez m’objecter que, bien des fois, l’on a remis sur scène des tragédies grecques et qu’elles ne manquaient pas de susciter l’émotion de nos contemporains venus y assister. Et que c’est peut-être bien la preuve qu’on peut les ressusciter. Je vous répondrais que ce cas correspond à l’une de ces deux situations : soit que la tragédie a été « adaptée », mise donc au goût du jour, de sorte que le public n’a pas vraiment eu affaire au récit tel qu’il a été vécu par les Grecs des Ve et IVe siècles av. J.C. Soit que la tragédie a été conservée dans sa forme initiale, et alors l’émotion éprouvée aujourd’hui par les spectateurs est une émotion indirecte, en ce sens qu’elle est ressentie à travers celle que l’on imagine être celle des spectateurs antiques.

Le plus souvent, d’ailleurs, ces deux situations se mêlent : on oscille donc entre une relation au récit qui relève de l’altération et une autre par rapport à laquelle l’émotion ressentie n’est que la faible récolte d’une démarche qui est d’abord cognitive et qui relève, en réalité, de l’histoire, de la psychologie des peuples anciens… Si nous voulons ressusciter le récit, nous devons pour ainsi dire le recueillir des mains, ou plutôt de la voix, des Grecs contemporains de Sophocle et d’Euripide. Or voilà quelque chose qui ne saurait arriver si on ne se dispose pas d’bord à donner la parole aux morts et ensuite à recueillir la parole qu’ils nous font parvenir. Mais avant tout ça, il faut savoir se dessaisir de la forme connue du récit. Ce qui signifie qu’il faut savoir en retenir le miel universel tel qu’il peut faire l’objet d’un chant qui se célèbre aujourd’hui. Il faut savoir dépasser toute forme de fétichisme littéraire en avançant en direction de ce qui se dit de morts à vivants. Or le récit mythologique est sans doute de tous les récits celui qui se prête à pareil passage, à condition bien sûr qu’on le soustraie à cet affairement académique qui le chosifie.

Ph : En quoi, plus précisément, peut-on dire qu’il se prête au « passage » du monde des morts à celui des vivants ?

Po : En ce que le récit mythologique, à travers son infinie diversité, nous parle toujours de l’homme en tant qu’il est voué à la mort, en tant que la mort est son horizon et en tant enfin que cet horizon donne une profondeur à son âme. C’est un récit que produisent les vivants mais dans la mesure justement où ils sont appelés à mourir. Voilà une première raison qui explique que ce récit puisse se retrouver de l’autre côté du « fleuve ». Une seconde raison est que le récit mythologique est compatible avec le chant du poète au sens que j’ai indiqué tantôt. C’est-à-dire que, dès sa conception, il est lui-même une sorte de traduction en langage humain d’un propos qui vient du monde des morts…

Ph : Le récit mythologique serait donc une «traduction» ? Ce que nous avons dit jusque-là, c’est que le chant du poète qui donne la parole aux morts est un chant dont l’intensité sonore est tout intérieure, et pour cela silencieuse. Tu dis à présent que ce chant donne lieu à un récit mythologique qui serait lui-même la «traduction» dans notre langage d’humains vivants de la parole recueillie par le poète auprès des morts : n’est-ce pas ?

Po : Tout à fait… Mais je note une certaine agitation dans l’assistance. Des chaises ont été désertées de façon un peu bruyante. Comme si la tournure qu’a prise notre échange suscitait chez certains de l’agacement. Ce que je peux comprendre. Surtout de la part de ceux qui se font de la vie après la mort une idée arrêtée : soit qu’il s’agisse selon eux de racontars à l’usage d’esprits naïfs en mal d’illusions métaphysiques, soit qu’il s’agisse de choses au sujet desquelles la religion s’est chargée de nous transmettre des informations utiles et dont il conviendrait par conséquent de sagement se contenter. Il est clair, je pense, que nous ne nous inscrivons dans aucun de ces deux camps. Je me permettrais cependant de rappeler que nos dialogues hebdomadaires sont un lieu où le libre cheminement de l’esprit s’allie à la fois à la curiosité et à la patience. Je forme donc le vœu que ceux qui suivent notre échange ne se laissent manquer d’aucun de ces éléments. Revenons maintenant, si vous le voulez bien, à notre sujet…

Md : Il y a peut-être de l’agacement mais, pour l’avoir éprouvé moi-même par moments, il y a de l’inconfort. L’inconfort de ce qui est inhabituel. Or l’inconfort génère de l’agitation.

Po : Certes, de l’inconfort. Je prétends cependant que ce n’est pas seulement un manque d’habitude qui est en cause : nous vivons une époque qui a développé à l’égard des questions dont nous parlons une cécité qui rime avec intolérance. C’est pourquoi il faut savoir prendre résolument le contre-pied de ce courant. Ce qui, comme je l’ai dit, nécessite de la curiosité et de la patience. De l’audace aussi pour prendre congé de cette sorte de microcosme intellectuel qui regroupe tous ceux qui, même quand ils quittent les sentiers battus, tiennent encore à ce que ce soit dans les normes d’une certaine convenance et qui, surtout, prétendent statuer sur ce qui est pensable ou « discutable » et ce qui ne l’est pas. Je ne vise personne en ce moment : j’ai saisi l’occasion de cette légère agitation pour faire une parenthèse au sujet d’une tendance qui est propre à notre époque en général, en demandant à chacun de faire attention à ne pas se laisser entraîner par elle.

Ph : L’intellectuel tunisien, s’il se définit comme moderne, va généralement avoir le souci de montrer qu’il a bien intériorisé les principes rationalistes issus des Lumières. Il aura donc à cœur de se démarquer des croyances communes en ce qui concerne l’au-delà. Si, au contraire, il tient justement à marquer sa différence avec les précédents, en les accusant de se conformer à un modèle occidental qui est étranger à notre héritage propre, il va être tenté d’adopter une position mixte, un peu à la manière d’un Ghazali : on est rationaliste là où il faut l’être, c’est-à-dire dans les questions qui relèvent de l’activité de la logique et des sciences positives, mais on se rabat sur l’enseignement de la religion quand il s’agit des questions qui dépassent la raison, ou sur lesquelles cette dernière ne parvient pas à trancher.

Le paysage intellectuel local présente toutes les variations du compromis entre ces deux positions, mais ce compromis, lui, reste peu questionné. Ce qui nous vaut d’interminables et non moins stériles conflits… Or quand nous nous mettons à explorer ce territoire qui ne relève ni d’une position ni de l’autre —et qui est, à mon avis, ce sur quoi aurait débouché le questionnement du compromis s’il avait été engagé—, cela crée un malaise. Mais voilà, c’est dans ces moments que la vraie vocation intellectuelle se révèle : car penser, c’est aussi, et c’est surtout, penser contre soi-même, et supporter le malaise que provoquent les certitudes malmenées.

Po : Bien… Je disais donc que le récit mythologique est lui-même une «traduction». Le problème de la traduction, quand il s’agit de ce type de récits, se pose rarement dans ces termes. Le récit est toujours le point de départ de l’action de traduction: ici, il est le point d’arrivée, le résultat. Et le texte de départ, pour autant qu’on puisse d’ailleurs utiliser cette expression, est un texte dont on ne dispose pas au préalable : c’est donc un texte à reconstituer au fur et à mesure qu’on le traduit. Ne pourrait-on pas parler plutôt de création, d’ailleurs ?

Ph : Texte à reconstituer ? Il s’agit de savoir si, venant du monde des morts, on peut parler de «texte». Est-ce que le texte n’est pas une production des vivants que nous sommes, et exclusivement des vivants ?

Po : C’est pourquoi je me demande moi-même si, derrière la reconstitution, il n’y a pas tout simplement une création… Mais si on parle de création, le risque est qu’on attribue aux morts une parole qui n’émane pas d’eux. Or je veux insister sur l’idée de la réception par le poète d’une parole en provenance du monde des morts. Que ce qui est traduit soit un texte ou autre chose qu’un texte, ce qui importe est qu’il y a quelque chose qui est traduit.

Ph : La traduction donne lieu à un texte, mais nous ne sommes pas en présence d’une traduction de texte à texte. Après tout, il y a différents types de traduction et tous ne partent pas d’un texte. On peut traduire un geste. L’enquêteur de police, lui, traduit des indices en scénario de crime. L’archéologue traduit les vestiges épars d’un site en la représentation d’une civilisation du passé et des péripéties qu’elle traverse durant son existence… Bien sûr, dans le cas qui nous occupe, il n’y a pas d’élément matériel, et c’est ce qui fait toute la différence.

Md : Le médecin traduit des symptômes en maladie…

Po : Oui, en effet… Mais peut-être l’astrologue peut-il nous aider à nous rapprocher le plus de ce que nous cherchons. En interprétant la position des astres, il transforme le ciel en livre, en quelque sorte. De la même manière qu’en traduisant la parole des morts en récit, le poète transforme le monde des morts en un lieu qui parle. Or on peut contester que le monde des morts soit un tel lieu qui parle, de la même façon qu’on peut contester que le ciel soit un livre, mais comme rien ne peut venir prouver que le ciel n’est pas un livre, rien ne pourra prouver non plus que le monde des morts n’est pas un lieu qui parle…

Tout ce qu’on pourra montrer, c’est qu’on est opposé à cette idée, à la façon de nos amis qui ont quitté la salle tantôt : mais on ne démontrera pas que l’idée elle-même est fausse. En tout cas, le poète habite la possibilité de ce lieu comme lieu de parole et, par son chant, par le récit mythologique qu’il crée, il lui donne une importance plus grande que celle du récit qui nous vient des vivants et qui se contente de reconstituer prosaïquement les événements de l’histoire.

Md : Serais-tu en train de nous dire qu’en nous offrant du récit mythologique, le poète fait acte d’habitation dans le monde des morts, comme monde parlant ?

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