Dialogues éphémères | De Pandore aux grandes misères de l’âge de fer

Hésiode n’a peut-être pas le souffle d’Homère, mais c’est un poète par qui on peut pénétrer dans les profondeurs des récits fondateurs de la Grèce. Ceux qui nous parlent de la naissance des dieux mais aussi de la place de l’homme dans le cosmos : du crime de Prométhée, de Pandore et de sa boîte, des différentes races d’homme qui se suivent au fil des âges… Raison pour laquelle nos trois amis poursuivent l’examen de ses textes… Une virée qui rappelle à quel point nos lointains devanciers étaient déjà alertés sur le besoin de vigilance face aux périls des temps.

Ph : Où en étions-nous de notre discussion ? De la place de la création de l’homme dans le mythe d’Hésiode, n’est-ce pas ?

Po : Oui. Mais on aurait aussi bien pu dire de l’absence de cette place. A ma connaissance, il n’y a rien dans la pensée des anciens Grecs qui puisse servir d’équivalent au récit biblique de la venue au monde d’Adam. Il règne ici un flou manifeste au sujet de l’origine de l’homme, et on semblait très bien s’en accommoder.

Ph : Oui, même si le récit existe quelque part, dans quelque texte qui aurait été perdu, on ne voit pas qu’il ait été repris par la culture populaire ni, encore moins, qu’il ait acquis une importance particulière dans la réflexion du Grec sur la condition de l’homme sur terre. Il y a bien un récit qui nous dit quelque chose sur cette condition, mais il ne concerne pas l’origine première… Cela dit, je vous ai signalé la dernière fois que Hésiode nous entretient davantage de l’homme dans le second texte qu’on lui connaît à côté de la Théogonie : Les Travaux et les Jours.

C’est un peu étrange parce que ce texte se présente comme une lettre adressée par Hésiode à son frère, le dénommé Persès. Il semble même qu’il y ait entre les deux hommes un problème d’héritage : ce qui explique que Hésiode adopte dans ce texte un ton tour à tour agacé et édifiant. Mais voilà : on y trouve d’un côté de bons conseils en matière de travail des champs pour s’assurer une bonne récolte et ainsi ne s’exposer ni à la famine, ni à la mendicité —et donc pas davantage à la rapacité en cas d’héritage— et, d’un autre côté, deux mythes censés rappeler à qui l’aurait oublié ce que c’est que bien-vivre pour les hommes que nous sommes, et cela depuis la nuit des temps.

Md : Que racontent ces deux mythes ?

Ph : Le premier mythe est celui de Pandore…

Po : Dans lequel les deux Titans Prométhée et Epiméthée jouent le premier rôle. Leur présence donne d’emblée au récit le caractère de ce qui se rapporte à l’essence de l’homme, et non pas seulement à tel ou tel attribut qui dépendrait des coutumes ou de la psychologie des personnes.

Md : Ce qui est connu d’à peu près tout le monde ayant une culture générale qui se respecte, c’est que Prométhée a apporté le feu aux hommes et que c’est quelque chose qu’il a payé au prix fort, puisqu’il s’est retrouvé enchaîné à un rocher sur ordre de Zeus et qu’un aigle venait le jour dévorer son foie. Ce qu’on sait moins, c’est que ce récit aurait été emprunté à des légendes du Caucase…

Ph : Le mythe de Pandore chez Hésiode est rattaché à celui du vol du feu par Prométhée mais, dans Les Travaux et les Jours, on ne trouve rien concernant le châtiment de Prométhée. En revanche, on trouve ce qui concerne le châtiment des hommes pour une complicité présumée… Oui, comme si ces derniers étaient de mèche avec Prométhée et qu’ils mijotaient ensemble quelque plan diabolique contre le règne des dieux. Or il n’y a rien de très clair en ce sens. Toujours est-il que les hommes vont recevoir leur propre salaire pour le vol du feu. Mais ce salaire qu’ils vont recevoir ne se présente pas comme une punition, du moins pas au premier abord, puisqu’il se présente au contraire comme un cadeau. Et ce cadeau, c’est Pandore. En quoi Pandore est-elle un cadeau qui cache une punition ? Hésiode utilise à son sujet l’expression «adorable malheur»…

Po : Les hommes étaient-ils de mèche, comme tu dis, avec Prométhée ? Non seulement le texte d’Hésiode n’est pas clair sur ce point mais il suggère le contraire. Puisqu’il affirme la chose suivante, à savoir que : «La race des hommes vivait jadis sur la terre / à l’écart et loin de tout mal, à l’écart des souffrances, / des maladies douloureuses qui portent les Kères à l’homme…» Les Kères, n’est-ce pas, font référence à la mort…

Md : Ce qui laisse donc entendre qu’avant l’épisode de Pandore, l’homme vivait à l’abri, non seulement des souffrances, mais de la mort elle-même. On ne peut pas s’empêcher de penser au paradis de la Genèse…

Ph : Oui. Et là encore la femme n’a pas le beau rôle. Dans le texte de la Bible, c’est Eve qui pousse Adam à manger de l’arbre de la connaissance, en dépit de l’interdiction divine. Elle joue en tout cas le rôle d’intermédiaire entre le serpent et Adam dans l’acte de désobéissance. Ce qui va avoir pour conséquence qu’ils seront tous deux chassés du paradis et, du même coup, qu’ils connaîtront la mort ainsi que le besoin de travailler dans la peine pour vivre.

Md : Est-ce que le Coran donne à la femme ce rôle de tentatrice ?

Ph : Le récit coranique introduit une nouveauté, en ce que la figure du mal passe du serpent au personnage d’Ibliss, qui est l’ange rebelle. Ce passage opère un glissement dans le déroulement du drame qu’on aurait tort de prendre à la légère. Dans la Bible, la représentation du mal sous la forme d’un animal —le serpent— revient à donner au couple Adam et Eve l’initiative et la pleine responsabilité de la désobéissance initiale. Le serpent est «le plus rusé de tous les animaux des champs», mais il reste un animal : ce n’est pas une créature satanique.

Dans le Coran, la figure du mal est un ange : une créature qui se prévaut de sa noble extraction. Et c’est donc cet ange qui joue le rôle principal dans l’acte de désobéissance. Le récit qui rapporte la rébellion de Satan est éclairant sur ce point, puisqu’il met en scène une sorte d’accord entre lui et Dieu. Dans le sens où, pour avoir refusé de se prosterner devant l’homme comme cela lui était demandé, il est voué à l’enfer. Mais il demande un sursis à l’exécution de sa peine, et Dieu le lui accorde. De sorte que Satan ne sera jeté dans les flammes de l’enfer qu’à la fin des temps. Mais que fera-t-il d’ici là ? Ce qu’il fera, c’est tenter d’entraîner avec lui le plus d’hommes possible dans le sort qui l’attend. Comme pour montrer à Dieu qu’il avait raison de ne pas vouloir se prosterner… Et Dieu accepte ce marché.

Po : Est-ce que ça ne revient pas à faire retour à une forme de dualisme tel qu’il existait dans la religion des anciens Iraniens ?

Ph : On peut parler d’un certain retour, mais il est assez clair ici que Dieu est seul sur le «trône». Le pouvoir conféré à Satan ne lui vient que de l’accord auquel Dieu a bien voulu souscrire et dont l’issue funeste est fixée à l’avance pour Satan, par décret pour ainsi dire : la descente dans les enfers ! Bien sûr, une fois l’accord conclu, et dans l’intervalle, on se retrouve dans une situation analogue à ce qui prévaut dans la religion mazdéenne des Iraniens, où il y a en effet un dieu bon et un dieu mauvais. Disons que Satan bénéficie de pouvoirs accrus face auxquels l’homme qui tombe dans le péché, qui se laisse emporter par sa folie des grandeurs, n’est en fin de compte qu’une victime qui s’ignore : il s’est fait prendre au piège par le prince de la rébellion.

Po : Je crois pourtant savoir que le scénario que tu décris est présent dans la Bible… Dans le Livre de Job, plus précisément.

Ph : Oui, c’est vrai. On trouve cette scène du pari entre Dieu et Satan, et Job incarne en quelque sorte l’homme en général. Mais voilà, la figure de Satan reste absente de la scène inaugurale. De sorte que ce qui domine dans le récit biblique, dès le premier acte pour ainsi dire, c’est la relation Dieu-homme. L’homme ne cesse de se détourner, mais il finit toujours par faire retour à l’alliance et à la promesse dont elle est porteuse. Dût-il traverser la nuit du désespoir la plus noire, comme en témoigne l’exemple de Job.

Le Coran, lui, insiste de part en part sur l’impératif de l’obéissance, qui est impératif d’échapper au piège de Satan. Même quand il n’est pas nommé, le spectre de Satan est présent : à chaque fois que le texte coranique rappelle le sort qui a été réservé à tel peuple ou à tel personnage qui s’est laissé gonfler d’orgueil, il s’agit bien d’hommes qui ont suivi la voie de Satan, ou plutôt qui se sont laissé entraînés par lui sur cette voie sans crier gare. Il est donc le grand tentateur, qui n’a pas besoin d’être épaulé par le «sexe faible» dans son œuvre de tentation. Et c’est à mon avis la raison pour laquelle la femme n’a pas dans le récit du Coran le rôle qu’on lui trouve dans celui de la Bible.

Md : Mais, pour revenir aux Grecs, est-ce que Pandore est à considérer comme la première femme, à l’image d’Eve ?

Ph : Oui, Pandore n’est pas une femme parmi d’autres, par qui des malheurs se seraient introduits à un moment donné dans le cours de l’existence humaine. Dans le récit d’Hésiode en tout cas, elle est la première femme. Et sa venue s’accompagne de tous les malheurs dont l’homme était épargné auparavant et qu’il va devoir endurer désormais… Il est vrai que Pandore ouvre la boîte, ou la jarre, qu’elle amène avec elle et que seule sa curiosité lui dicte d’ouvrir : «Mais la femme prit la jarre et, ôtant le couvercle, les répandit (les souffrances), préparant pour les hommes des peines funestes».

Il est vrai aussi qu’elle ajoute un forfait au forfait en refermant le couvercle juste au moment où l’espérance, qui faisait partie du lot, allait se répandre elle aussi au dehors : denrée bénéfique qui aurait pansé bien des plaies… De sorte qu’après ça les souffrances des hommes sont vécues comme d’irrémédiables maux. Mais tout cela avait été prédit par Zeus. De plus, dans sa conception même, Pandore était porteuse de malheur : semblable à la «vierge pudique», portant ceinture à sa taille et colliers d’or, ainsi qu’une chevelure tressée de fleurs printanières et une parure sur le corps, les dieux avaient forgé en sa poitrine «des mots mensongers et trompeurs, des manières sournoises» : tel était le «don des dieux» aux hommes : piège fatal et imparable, dit Hésiode ! Telle était la récompense réservée aux hommes pour avoir laissé Prométhée commettre son vol dont ils auraient été les bénéficiaires, et qu’Epiméthée a eu le triste privilège de recevoir en main propre pour le compte des hommes malgré les mises en garde de son frère.

Md : Voilà des propos sur la femme qu’on ne tiendrait pas aujourd’hui sans subir la foudre…

Ph : Pour sa défense, Hésiode ferait peut-être valoir les mots charmants et pleins de déférence qu’il a utilisés au début de la Théogonie pour décrire les Muses, qui sont après tout des représentations de la féminité. Là, dans ce mythe, il s’agit de révéler la femme sous le mauvais jour qui apporte à l’homme les souffrances. Sa beauté se montre sous le signe du piège, là où celle des Muses s’annonce comme ce qui calme les chagrins et console des peines… Mais ce n’est pas trop notre affaire de juger la manière dont les Grecs en général, et Hésiode en particulier, appréhendaient la réalité de telle ou telle chose, ni encore moins de rentrer dans des polémiques inopportunes. Notre souci est ailleurs : comprendre la manière qu’ils ont eu de porter au chant le récit des commencements ! J’en viens donc à présent au second mythe qu’on trouve au début des Travaux et des Jours.

Po : Oui, comment le récit a été porté au chant. Mais, pour l’instant, on se contente de faire connaissance avec les récits eux-mêmes, tels qu’ils nous sont parvenus. Et je voudrais rappeler ici que le texte d’Hésiode se présente comme une mise en garde contre divers dangers : le récit des malheurs qui font irruption dans la vie des hommes a pour but de susciter une saine vigilance sans laquelle l’homme risque de se retrouver dans la position de la victime malheureuse face au piège tendu. Car il y a des parades. Et Hésiode s’applique justement à nous les présenter.

Pour lui, elles résident dans une existence vouée au labeur et à la justice. Donc dans une vie qui sait se tenir à bonne distance des tentations, qui accepte l’obligation du courage et de la sagacité dans le travail quotidien et, enfin, qui se soumet à la règle de l’action juste dans ses relations avec autrui. Or l’action juste est ce par quoi l’homme reconquiert son ancien cousinage avec les dieux.

Ph : Oui, la description des malheurs qui attendent les paresseux, les étourdis et les licencieux parmi nous est sans doute un appel à la vigilance. Elle a son pendant avec le second mythe à travers l’évocation des âges anciens au cours desquels l’homme partageait avec les dieux une existence indemne de souffrances et de mort. A vrai dire, les deux mythes sont bien distincts, tout en se rejoignant.

Md : Il s’agit donc d’un mythe qui retrace les différents âges du monde, en partant d’un âge d’or ? Ces mythes ont toujours quelque chose d’inquiétant, parce qu’ils nous placent dans une époque tardive d’autant plus chargée de périls qu’elle est éloignée de l’harmonie des commencements. Mais c’est bien notre situation, malgré tous les progrès du savoir scientifique…

Ph : Hésiode présente ce second mythe comme une fable utile. Ce qui pourrait laisser penser que le récit concernant Prométhée et Pandore revêtait pour lui le caractère de la vérité. Ou en tout cas que c’était plus qu’une fable. Que dit maintenant ce second récit ? Il dit que les premiers hommes ont été créés à l’époque du règne de Cronos par les dieux qui peuplent l’Olympe.

( Sans s’embarrasser de ce qui nous est raconté dans la Théogonie, selon quoi les dieux de l’Olympe n’avaient d’autre gîte, à l’époque de Cronos, que le ventre de ce dernier…) Il dit aussi que, sans être immortels à l’égal des dieux —ils mouraient comme ils s’endormaient—, les hommes vivaient sans que la vieillesse n’approche d’eux, ni les maladies : «les pieds et les bras toujours jeunes, ils vivaient de festins, à l’abri de toute misère […] la terre qui donne la vie, d’elle-même leur tendait ses fruits abondants ; la joie et le calme présidaient aux travaux des champs, à leurs grandes richesses…» Ces premiers hommes représentent la race d’or, à qui Zeus confiera la charge de garder la justice et de dispenser la richesse, mais aussi de veiller sur les morts. Elle est suivie par la race d’argent, également créée par les dieux et qui est «de loin inférieure». Aussi bien par la taille que par l’esprit.

Les hommes de cette seconde race vivaient moins longtemps et ne pouvaient s’empêcher de guerroyer les uns contre les autres, au détriment du culte à rendre aux dieux. Ils finirent par attirer contre eux la colère de Zeus, qui les ensevelit sous la terre. Hésiode nous précise cependant que, malgré leur vie violente et impie, ils étaient appelés «Bienheureux» là où ils étaient désormais, sans nous apporter d’explication à ce renversement. Il semble que la mort elle-même ait eu sur les hommes de cette seconde race un effet salutaire…

La race suivante est la race de bronze. Qui est distincte de la précédente, tout en lui ressemblant par sa passion pour la violence : elle est «terrible et puissante, séduite par Arès aux travaux violents». Les hommes de cette race sont décrits ainsi : «Une force immense et des bras invincibles leur poussaient aux épaules, sur leurs membres robustes». Ces hommes, nous dit Hésiode, ont été «vaincus par leurs propres forces» et ont finalement échoué dans la demeure souterraine d’Hadès : «La mort les prenait, malgré leur bravoure». Dès lors, la place était faite pour la quatrième race, à laquelle aucun métal n’est associé, mais qui se distinguait de la précédente en ce qu’elle était «plus juste et plus valeureuse». C’est la race des héros et des demi-dieux, tels qu’ils se feront connaître lors de la guerre de Troie… Achille, Ulysse, Ménélas et Ajax en sont les représentants illustres.

Md : La succession d’une race à une autre n’est donc pas régie par une loi de déclin… Ou pas toujours.

Ph : Oui, le mouvement n’est pas continu. La passion de cette quatrième génération pour la guerre ne faiblit pas, mais elle cesse de rimer avec impiété. Toutefois, elle aussi succombe à sa propre violence : «la mort ultime les recouvrit de son voile». Mais une nouveauté apparaît : tandis que les hommes de la race précédente entraient «sans nom» dans la lugubre demeure d’Hadès, il arrive que ceux de cette dernière race soient «établis aux confins de la terre, loin des hommes comme des dieux immortels». Quel est ce lieu où ces hommes trouvent leur dernière demeure et qui n’est ni le séjour des hommes ni celui des dieux, et pas davantage celui des morts ?

La réponse à cette question nous permet d’apprendre que, dans sa mansuétude, Zeus a délivré Cronos du Tartare où il l’avait d’abord exilé et qu’il lui a permis de reprendre le sceptre royal en cette contrée des confins de la terre. Car c’est désormais sous son règne que les héros vont poursuivre leur séjour après que la mort les ait emportés. Or là —dans les îles des Bienheureux, près de l’onde océane— ils bénéficient d’honneur et de gloire. Leurs noms sont célébrés… Et puis, cette race s’éclipse à son tour et vient après elle la race de fer, la dernière : celle en laquelle «les afflictions consument sans trêve les mortels»… Et qui requiert donc de ces derniers qu’ils œuvrent de pied ferme s’ils veulent connaître un sort meilleur.

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