À grands renforts de transport public, les partisans de Kais Saied ont pu remplir une grande partie de l'avenue Bourguiba à l'occasion de la "fête de la révolution"... Les foules venaient des quatre coins du pays, à l'image de ce qu'on observait du temps de Ben Ali le 7 novembre de chaque année.
Les mêmes réflexes d'allégeance en faveur du régime en place se perpétuent chez toute une frange modeste de la population, soutenus par une machine dont les leviers remontent à des époques anciennes de l'histoire du pays, au-delà même de l'indépendance, sous la forme d'individus chez qui se trouvent mêlés un sens fort de l'opportunisme et une haine déclarée de la liberté…
Mais le parallèle avec l'ère Ben Ali n'empêche pas de relever une différence importante. À savoir qu'aujourd'hui les foules rassemblées sont davantage mues par une sorte de volonté de mise à mort - sinon physique, du moins politique et judiciaire - d'un ennemi intérieur, assimilé au traitre à la nation, et dont les jeunes et moins jeunes qui manifestent contre le régime ces dernières semaines ne se distinguent pas. De fait, la figure du traitre est large et évolutive : elle commence par celle du spéculateur et du corrompu pour englober ensuite l'opposant politique ou le militant associatif accusés de pactiser avec l'étranger et termine enfin par inclure tout citoyen qui a l'audace de hausser le ton pour exprimer son rejet du pouvoir et du président.
Par contraste, les foules que mobilisaient le régime durant la période d'avant 2011 avaient essentiellement pour but de lui assurer l'assise d'un soutien populaire, de le faire bénéficier d'un semblant de plébiscite. La figure du traitre n'était pas absente mais ne servait pas de moteur principal à la mobilisation. Car il y avait malgré tout des projets de développement et tous ces "acquis du Changement" dont le régime faisait parade et autour desquels il cherchait, avec plus ou moins de succès, à créer une dynamique.
Le paradoxe est que le mot d'ordre « Pas de retour en arrière»-figure en bonne place sur la liste des slogans scandés par les partisans de l'actuel pouvoir. Car avec eux c'est bien vers un arrière d'avant l'arrière que nous nous trouvons projetés : un passé encore plus sombre et plus macabre que ce que nous avons pu connaître.
Mais la bonne nouvelle dans tout ça, c'est que le vrai peuple doit désormais puiser dans d'insoupçonnées ressources pour aller chercher le sursaut qui lui ouvrira, si Dieu le veut, les portes d'une libération, tout en fermant pour toujours l'ère des allégeances morbides. Il nous fallait cette épreuve pour en finir une bonne fois avec un penchant pervers pour la servitude.