Devant l'Assemblée Générale des Nations-Unies, la France vient officiellement de reconnaître l'État de Palestine. Elle l'a fait en même temps que plusieurs autres pays, dont la Grande-Bretagne, autre membre permanent du Conseil de Sécurité. Point important à noter : elle l'a fait dans le cadre d'une initiative conjointe qu'elle a lancée depuis quelques mois avec l'Arabie saoudite. On peut en comprendre en effet que les termes de la déclaration du président français ne sont pas en désaccord avec la position saoudienne et la vision également de ce pays arabe au sujet de l'avenir de la région. Or qu'y a-t-il dans la déclaration française qui fait en principe l'objet d'un consensus avec l'Arabie saoudite ? Ceci en particulier : la nécessité pour le Hamas de s'éclipser de la scène, de signer sa propre mort politique.
On savait le peu de sympathie que le royaume saoudien avait pour cette organisation de résistance palestinienne. Le fait qu'il soit associé à une démarche officielle qui exige sa disparition ne fait en un sens que clarifier les choses. Mais, bien entendu, cet élément fait réfléchir chacun d'entre nous. Doit-on adhérer à une démarche diplomatique qui, certes, soutient contre Israël et les Etats-Unis l'option de la reconnaissance de l'État de Palestine mais qui, en même temps, soumet cette reconnaissance à la condition de l'éviction de la seule organisation qui incarne la résistance palestinienne, la seule qui ait refusé de plier l'échine face à la puissance de l'argent et des armes…
Aujourd'hui, beaucoup pensent parmi nous que, sans le Hamas, sans le jusqu'au-boutisme de ses actions, sans son opiniâtreté au combat, nous ne serions pas en présence de ce formidable réveil de l'opinion mondiale en faveur du droit des Palestiniens. Et que, par conséquent, c'est en quelque sorte le comble de l'absurdité que de s'acquitter de la dette qu'on a envers lui en lui demandant de disparaître. Même les personnes les plus suspicieuses à l'égard de toute obédience islamiste ou "frériste" en politique ne peuvent, face au Hamas, que modifier leur attitude et s'incliner face à l'exemple qui s'impose à leur esprit : celui d'un engagement au service de la dignité du peuple palestinien au péril de sa propre vie.
Bien sûr, il ne s'agit pas d'ignorer ce qui se dit contre cette conception des choses. Dans le fracas de la propagande sioniste, il y a quelques arguments de fond qu'on ne peut éluder et qu'il faut garder en mémoire, ne serait-ce que pour se donner le moyen de les contrer. Quels sont ces arguments ? Il y en a un au moins qui pourrait s'énoncer de la manière suivante : "Le Hamas est peut-être une organisation de résistance. C'est aussi et avant tout une organisation terroriste, comme le prouve l'action qu'il a menée le 7 octobre 2023, lorsqu'il s'est attaqué à des civils et a pris des otages parmi eux. Reconnaître aujourd'hui l'Etat de Palestine tout en acceptant que le Hamas continue d'incarner la résistance du peuple palestinien, c'est vouer le futur de cet Etat à un gouvernement qui, en raison de ses liens avec le terrorisme, ne pourra jamais être un vrai partenaire de paix". Et, sur la question du mérite à reconnaitre au Hamas dans la mobilisation mondiale à laquelle on assiste en faveur du droit palestinien, l'argument poursuivrait ainsi : "Ce n'est pas grâce au Hamas que la sympathie des peuples se manifeste en faveur du peuple palestinien, mais seulement en raison des conséquences catastrophiques des choix stratégiques qu'il a fait et qui ont poussé la masse des Palestiniens de Gaza à se retrouver livrés à la vindicte d'un État surpuissant et jaloux de sa sécurité, à savoir Israël".
Tel est l'argument. Sans lui accorder un crédit particulier, je me garderais pourtant de le repousser d'un revers de main. Je me contenterai ici de rappeler que, quelles que soient les méthodes auxquelles recourt une organisation dans son action de résistance à une oppression, il n'appartient pas à l'oppresseur - ni aux soutiens de ce dernier - de dicter qui est habilité à incarner la résistance et l'avenir du pays et qui ne l'est pas.
Mener des actions qui présentent un caractère terroriste dans des situations désespérées ne signifie pas que celui qui les a menées en fait la colonne vertébrale de sa stratégie, ni qu'il est incapable de les désavouer en vue d'autres formes de l'action.
En le voulant ou sans le vouloir, le Hamas, c'est vrai, a suscité en faveur de la cause palestinienne un vaste mouvement de sympathie, qui est en train de produire des effets sur le plan diplomatique et dont on peut espérer qu'il en aura aussi, à terme, sur le quotidien des habitants.
Si le Hamas est capable de s'ouvrir à cette dimension internationale et de se l'approprier, tout en s'ouvrant aussi, sur le plan intérieur, au principe d'une gestion plus collégiale du pouvoir et plus attentive à la diversité des composantes de la société, loin des surenchères de la rhétorique, alors je ne vois pas qui est capable de lui dénier, ni son droit à être partie prenante dans l'avenir de la Palestine, ni son mérite à avoir provoqué le virage attendu de l'Histoire, fût-ce au prix des souffrances du peuple palestinien de Gaza.