Dialogues éphémères | Le récit et la lecture miraculée

Au-delà des arguments qu’ont développés dans le passé les religions abrahamiques à l’occasion des querelles qui les ont opposés, il y a des considérations pertinentes qui relèvent de la logique ethnique et territoriale. Il est rare cependant qu’on envisage une autre cause explicative, à savoir que le récit du Verbe qui soutient la tradition abrahamique subit lui-même une rupture dans sa dynamique interne… Pour bien comprendre ce dont il s’agit, le mieux est de suivre l’échange que nos trois amis ont eu sur le sujet.

Md : La guerre des récits au sein de la tradition abrahamique nous a amenés à parler de quelque chose d’assez inhabituel pour moi, qu’on a appelé la «dynamique» des récits. Nous avons dit, n’est-ce pas, que la dynamique du récit du Verbe qui soutient la tradition en question a été rompue.

Je m’interroge sur le sens de cet événement et je me dis que peu de choses a été écrit sur le sujet, à ma connaissance. Du moins sous cet angle qui se présente à nous. Et mes réflexions suscitent en moi d’autres questions. Comme celle-ci : est-ce parce que les religions abrahamiques se sont laissé entraîner dans la logique politique des conflits ethnico-territoriaux qu’elles ont basculé dans la logique de la «territorialisation» des récits, ou est-ce parce que les récits ont perdu leur dynamique qu’ils ont entraîné les entités politiques dans la tourmente de leur propre conflictualité ?

Ce thème est pour moi inhabituel mais éminemment intéressant parce qu’il jette une lumière nouvelle sur la question que nous avions abordée il y a quelques mois maintenant et qui concerne le pouvoir thérapeutique du récit. S’il y a une dynamique du récit, quel est son lien avec ce pouvoir thérapeutique ?

Po : Comment pourrions-nous définir le pouvoir thérapeutique du récit, pour commencer ? Je me souviens que nous avons abordé ce point au sujet de la folie et des stratégies de sortie de la folie. Je m’en souviens d’autant mieux que ça a été un tournant dans nos débats : c’est à partir de là que nous nous sommes lancés sur les traces du «récit» avec un objectif en tête : définir les conditions de la revivification des récits mythologiques contre le phénomène moderne de leur assèchement.

Pour moi, ce réveil des récits revêt une importance suffisamment grande en lui-même pour qu’il soit besoin de lui associer des considérations thérapeutiques, qu’elles soient en lien avec la folie ou avec toute autre pathologie mentale ou même physiologique. C’est pourquoi je ne me suis pas engagé dans un questionnement particulier sur cet aspect de la question.

Ph : Est-ce que les histoires qu’on raconte aux enfants et qui les aident à dormir ont, elles aussi, un pouvoir thérapeutique, en ce sens qu’elles libèrent l’enfant des peurs accumulées dans la journée ?

Md : La relation de l’enfant aux histoires est un thème qu’il est sans doute intéressant d’explorer. Mais je crains que ce ne soit encore de ces sujets qui nous font dévier de notre propos : une digression de plus. Nous allons nous enliser dans des considérations sur la psychologie de l’enfant et son besoin de merveilleux, alors que le récit dont il est question pour nous et qui est salvateur, c’est celui qui nous raconte. Ce qui ne veut pas dire qu’il retrace le fil de notre vie à la manière dont l’historien retrace le fil des événements qui marquent la vie d’une nation… Ce récit objectif est justement un récit sans dynamique. Il reconstitue le passé sans tension en direction de l’avenir.

Po : C’est donc un récit qui n’est ni du côté du merveilleux comme les contes et les légendes, ni du côté de l’histoire des historiens, du passé reconstitué.

Md : Si je pars de mon expérience et que je tentais d’apporter au récit une définition en fonction de ce critère qu’est le pouvoir de guérison, je dirais qu’il existe pour chacun d’entre nous un récit salutaire et un seul. Et que c’est ce récit-là qui nous raconte dans notre vérité, et qui fait aussi qu’au moment où nous le racontons nous sommes nous-mêmes dans une forme élevée d’authenticité. Ce récit, c’est notre graal. Nous le racontons par les mots, mais aussi par les actes — car nos actes nous racontent. Et ils nous racontent d’ailleurs dans ce que la parole peine le plus à dire : dans notre spontanéité créatrice.

Là où, en déjouant les attentes, nous nous révélons pourtant à travers une figure qui est à la fois nouvelle et très ancienne, nouvelle et très profondément ancrée dans notre être. En ce sens, ce récit fait de nous un événement. Il fait que la moindre de nos paroles et le moindre de nos actes répètent le moment de notre venue au monde. Donne un sens renouvelé à notre irruption sur la scène… Bien sûr, il y a ceux qui se sont saisi du graal et qui le portent en eux comme un précieux dépôt.

Il y a ceux qui sont à sa recherche et il y a ceux qui se sont détournés de lui, sans doute parce qu’ils ont décidé qu’ils pouvaient se contenter d’un récit d’emprunt : d’un récit qui pourtant les raconte faussement. Il y a enfin, dans le même registre, ceux qui sont dans une relation négative à l’égard de leur récit ; parce qu’ils pensent que c’est uniquement dans la violence du refus qu’ils peuvent s’affirmer face à un monde perçu comme hostile à leur existence…

Po : Mais ni l’un ni l’autre de ces deux derniers cas —les deux facettes de la négativité— ne correspond précisément à celui de la folie. Puisque la folie suppose un effondrement : une dislocation du moi par-delà les dérives de ses modes d’affirmation. En quoi donc la folie peut représenter un point focal dans la réflexion sur le thème du pouvoir thérapeutique du récit ?

Md : Dans le cas du fou, le métier à tisser le récit est brisé : il ne produit que des lambeaux. Il s’agit donc de le réparer. Comment le réparer ? La réponse que j’avais proposée est que c’est par la passion du récit que la réparation peut être réalisée. Le psychiatre a donc un rôle de rééducateur. Sa fonction est de réapprendre à son patient le goût du récit au moment où il se raconte. Par le goût retrouvé renaît la passion, et par la passion retrouvée se reconstitue la compétence : le pouvoir de créer du récit. Mais ce pouvoir de créer n’est pas reconstitué à travers la pratique de quelque forme de fabulation. Pas davantage à travers une approche historienne du passé vécu. Il l’est à travers ce récit dont je dis qu’il est le seul à nous raconter, que ce soit par les mots ou par les actes.

Ph : En somme, le psychiatre joue le rôle du rééducateur : sorte de kinésithérapeute qui réveille la passion du récit comme on réveille un muscle trop longtemps ankylosé. Mais il joue aussi le rôle du guide qui aide à retrouver un récit —LE récit— comme on retrouverait un trésor égaré.

Md : Oui, en effet : il cumule ces deux fonctions.

Ph : Le récit guérisseur est donc un récit qui a un certain contenu narratif, distinct des autres, mais c’est aussi un récit qui engage de la part de l’homme atteint une passion créatrice qui ne se cantonne pas au domaine des mots : il englobe les actes de façon essentielle. Ce qui signifie que, dans la passion retrouvée du récit, c’est tout le corps qui parle, et pas seulement la bouche.

Md : Voilà. Maintenant, comme je vous disais, je m’interroge sur cette «dynamique» du récit et, également, sur le sens de cet événement que constitue la rupture de la dynamique.

Ph : J’indique ici, pour ceux qui l’ignoreraient dans l’assistance, dans quel contexte nous avons évoqué la question de cette rupture. Car nous étions sur un terrain tout autre que celui de l’âme humaine et de ses maladies. Nous étions —tu l’as rappelé— sur le terrain du «récit du Verbe» et sur celui des conflits qui naissent au sujet de sa conception par les différentes traditions abrahamiques.

Nous avons indiqué que le projet moderne, qui a lui-même son récit, tire son origine d’un double phénomène de morcellement et de figement du récit du Verbe, dans la mesure où ce phénomène est lui-même le résultat d’un glissement du récit dans une logique territoriale où les tenants de chaque récit se conduisent à l’égard des autres comme se conduisent les défenseurs d’un territoire envers ceux qu’ils soupçonnent de vouloir le violer. Ce qui les amène à s’instituer en autorité intellectuelle, qui prétend statuer sur le vrai et le faux jusque dans le domaine des sciences de la nature.

Le projet moderne, avions-nous dit, est une insurrection contre l’ordre voulu par ces défenseurs : l’ordre de la «caste religieuse», comme nous l’avons appelé de manière commode et peut-être un peu expéditive. Or la question se pose naturellement de savoir d’où vient le morcellement et d’où vient le figement du récit. L’hypothèse avancée est qu’il y a une dynamique du récit et que cette dynamique a été rompue. Ce qui signifie que le récit porte en lui une force, par quoi il est dynamique, mais qu’il est en même temps fragile, et c’est ce qui fait que sa dynamique puisse être rompue. Nous parlons ici du récit du Verbe. Il nous faudra nous assurer que ce que nous en disons demeure vrai du récit en général…

Po : Quand nous parlons de «récit du Verbe», en mettant une majuscule au V de verbe, nous parlons d’un côté d’un récit qui a un commencement et qui a une fin avec, entre les deux, une série d’événements reliés entre eux par une trame et, d’un autre côté, d’un Verbe éternel, dont le dit ne s’énonce pas selon la loi de succession qui caractérise le temps. Ce que dit le Verbe, il le dit sans qu’il y ait un avant et un après. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un texte comme le Coran ne peut pas être considéré comme Verbe, à moins d’être placé dans l’axe de cette parole dont le dit est hors du temps et dont nous pouvons supposer qu’elle correspond à ce que les théologiens appellent la «mère du Livre»…

Pour qu’il y ait Verbe, la voix de la mère doit résonner dans la voix de la fille. La voix de la mère vient donc de ce lieu qui n’est pas un lieu : de ce lieu qui est en dehors du temps. Ce qui veut dire encore que toute lecture qui se propose le récit du Verbe se doit d’abord de se tourner vers ce lieu sans lieu d’où se fait entendre une voix qui, elle-même, ne s’écoule pas dans le temps à l’image de nos voix humaines. A l’inverse, toute lecture qui demeure dans l’horizon de la parole qui s’énonce en ayant un commencement et une fin relève du ratage. On est en présence d’une lecture défectueuse.

Maintenant, après le mouvement ascendant vers cette parole hors du temps, il y a le mouvement de retour par quoi elle se déploie dans le récit dont nous disons qu’il est par excellence ce qui se déroule dans le temps. Or nous devons assister à un miracle, en ce sens que le Verbe éternel doit descendre dans le récit sans cesser d’être le Verbe éternel qu’il est. Il doit donc prendre les habits de ce qui se déploie dans le temps pour se manifester comme ce qui est hors du temps : n’est-ce pas un miracle que pareille chose se produise ?

Ph : La bonne lecture du récit du Verbe est donc celle qui vit le miracle de ce passage : n’est-ce pas ?

Po : Oui, c’est à ça que je voulais en venir, pour attirer l’attention sur la possibilité que la lecture cesse un moment d’être sous l’emprise du miracle. Car c’est en ce moment précis, me semble-t-il, qu’il faut situer la rupture de la dynamique du récit. La chute survient quand la lecture cesse d’être miraculée, c’est-à-dire attentive au miracle qui s’opère et, selon un autre sens que suggère le mot : sauvée du péril que représente l’irruption de la parole éternelle dans notre monde temporel. De fait, le miracle se situe à la fois dans la descente du Verbe parmi nous, ici-bas, et dans l’accueil que nous lui faisons, en tant qu’il nous bouleverse sans mesure et que pourtant nous sommes épargnés.

Md : Il faudrait donc montrer comment, au moment où elle cesse d’être miraculée, la lecture fige le récit et, avant ça, comment le récit, tant qu’il reste porté par sa dynamique et préservé de la chute, épouse les événements qui surviennent dans le monde, les intègre dans sa trame. Car il y a un lien à mettre en lumière entre le récit du Verbe et l’Histoire…

Ph : Le récit du Verbe, dis-tu, épouse les événements du monde. Les épouse-t-il ou les suscite-t-il ?

Md : Tu m’entraînes sur un terrain métaphysique dangereux. Du point de vue qui nous occupe, il me semble qu’il suffit de dire qu’il les épouse. Et que c’est parce que nous les hommes, les auditeurs du récit, refusons de suivre l’élargissement que connaît ce dernier du fait de ces «épousailles» que nous perdons le fil et, dès lors, le récit n’est plus pour nous qu’un récit fossilisé… Il est clair ici que nous avons quitté le récit en tant que récit du Livre. Lequel est celui d’une tradition, mais qui est comme une lumière qui éclaire le chemin et ouvre sur l’espace du monde en tant qu’il est travaillé par le récit du Verbe.

Il ouvre, tant du moins qu’il n’a pas subi la chute en raison de laquelle il cesse alors d’éclairer la marche du monde pour se préoccuper désormais de sa propre autorité sacrée. Le récit éternel du Verbe n’est certes pas un récit qui se surajoute à des événements survenant indépendamment de lui. Il n’accuse pas le même retard que celui du récit temporel qui, lui, a besoin de voir dans un premier temps et de raconter dans un second. C’est un récit qui raconte les événements tandis qu’ils se passent. En ce sens, on peut dire qu’il narre ce qu’il crée et crée ce qu’il narre. Mais, encore une fois, ce qui nous importe ici c’est que c’est lui qui éclaire le sens des événements. C’est lui qui donne à ces derniers leur ouverture sur ce qui s’est produit dans le passé et sur ce qui est attendu dans l’avenir et qui arrive déjà.

Po : Et donc la perte de la dynamique du récit dans la lecture qui en est faite est cause que l’on cesse de comprendre ce qu’il nous dit sur le sens des événements. On a parlé de l’expérience de la perte du miracle, mais l’histoire nous donne à penser qu’il y a eu des zones de rupture. Je pense que la succession des différentes religions au sein de la tradition abrahamique correspond à de telles zones de rupture.

Ph : En quel sens ?

Po : Prenons l’exemple du peuple juif, qui se conçoit comme dépositaire de l’Alliance mais qui, au moment de la naissance du christianisme, se débat dans des révoltes improbables contre le pouvoir romain tout en pactisant avec l’autorité politico-militaire de l’empire dans la gestion des affaires quotidiennes. Le christianisme répond à cette situation en déclarant une nouvelle alliance. Il tire profit de la situation de domination romaine —de la «pax romana»— pour élargir discrètement l’Alliance aux populations non juives de l’empire. Or ce développement du récit est rejeté par les Juifs. C’est, pour eux, un chemin d’égarement qui finira tôt ou tard par se révéler sans issue véritable. Première crispation autour du récit.

La seconde crispation survient avec l’apparition de l’islam qui est assimilé à une hérésie par les Chrétiens de l’époque. Il est vrai que le passage de la mission à un peuple issu des contrées désertiques d’Arabie, encore très marqué par ses mœurs tribales dans sa manière de répandre la parole de Dieu, et qui ne cessera d’ailleurs d’affirmer son ancrage dans sa réalité ethnico-linguistique en faisant de soi le nouveau peuple élu, tout ça donnait du grain à moudre à ceux qui tendaient à voir dans la religion nouvelle une pure et simple tentative d’usurpation de la mission.

Mais ce qu’on omettait de voir, c’est qu’avec l’islam la mission franchissait l’ancienne frontière de l’empire romain pour se lancer à la conquête des territoires demeurés jusque-là à la marge de l’Histoire. L’islam agrandissait, de manière considérable, le rayon d’impact de la parole de Dieu dans le monde. Mais sa façon à lui d’achopper sur le cours des événements et de se crisper, c’est de se laisser rattraper par l’esprit tribal en raison du fait qu’il n’a pas su intégrer dans son action l’ancienne sagesse de la tradition abrahamique : cette manière de préserver la parole divine et de s’en faire l’humble transmetteur auprès des peuples par ses actes autant que par ses paroles.

Cette confiance excessive en soi qui lui faisait croire qu’il n’avait rien à apprendre d’autrui —en quoi il renouait avec l’attitude orgueilleuse des anciens habitants d’Arabie— ne l’a pas servi. Elle a joué au contraire en faveur de la rupture de la dynamique du récit et de son figement dans un texte qui s’est lui-même coupé de sa source : du Verbe éternel dont la mission consiste justement à en faire parvenir l’écho aux hommes.

Ph : Hegel parlait de la ruse de la raison dans l’Histoire. On pourrait dire aussi que le récit du Verbe a ses ruses. En ce sens qu’il laisse s’instaurer la division autour de la lecture à laquelle il donne lieu selon les époques et selon les exigences successives de la conduite de la mission dans le monde, afin qu’autour de ces divergences meurtrières germe l’action d’une réconciliation.

Je pense personnellement que c’est dans l’élément de cette action que le Verbe de Dieu va reprendre toute sa place. C’est dans l’effort de la réconciliation que le Verbe de Dieu trouve en l’homme un émissaire de marque, parce qu’un émissaire humble. Parce que c’est dans cet effort, dans la confrontation avec le regard de l’autre, qu’il renoue avec la lecture miraculée qui redonne elle-même son unité au récit… Il fallait qu’il y ait des querelles pour que la réconciliation fasse son entrée providentielle.

Md : Je dirais pour ma part que la réconciliation aura joué pleinement son rôle si elle ne s’est pas contentée de donner son unité au récit, mais qu’elle a rendu possible une recréation… A partir d’une passion retrouvée de créer du récit.

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