L'islam est sa religion…

Puisque l'article 1 de la Constitution est poussé au-devant de la scène par l'actualité, et que son contenu est si essentiel à la conception que l'on se fait de la modernité du pays, j'en profiterai pour glisser quelques remarques, tout en soulignant que, de mon point de vue, la volonté de changer le texte à travers le coup de force auquel on assiste rend tout à fait illusoire et profondément naïve l'idée qu'on pourrait se réveiller un jour avec un texte différent qui aurait effectivement force de loi. Tout est à reprendre dans cette démarche qui prétend corriger.

Mais tout est bon dès lors qu’il s’agit seulement de discuter. Tout est bon, y compris les situations les plus fausses.

L'islam doit-il, oui ou non, être considéré comme la religion de l'Etat tunisien ? En quoi l'Etat tunisien peut-il s'acquitter de son rôle d'arbitre et de garant des droits et libertés de tous si lui-même s'installe dans le rôle du peuple, ou plutôt d'une portion - fût-elle de loin la plus importante - du peuple ? Est-ce qu'il n'y a pas là une forme de renoncement à sa mission spécifique, un manquement au sujet duquel on s'est longtemps aveuglés du fait d'une certaine coutume ?

Mais avant de voir dans le lien d’union entre l'Etat et une religion particulière un problème de cohérence de la part de l’Etat du point de vue de la conception qu’il se fait de sa nature, avant de le soupçonner, ou de se mettre à la solde de la religion et de son « clergé » ou, au contraire, d’utiliser la religion à des fins de domination et de dressage du peuple – deux postures qui sont aussi malsaines l’une que l’autre -, bref, avant de monter sur ses grands chevaux en agitant la bannière de la laïcité, il convient peut-être de s’entendre sur ce que veut dire l’expression : l’islam est sa (l’Etat tunisien) religion.

Il faut d’abord se souvenir que la formule reprend celle de la Constitution précédente, qui a été conçue au lendemain d’une expérience de domination étrangère, vécue par les Tunisiens comme une volonté de les arracher à la religion de leurs parents et de leurs ancêtres.

Le jeune Etat de l’époque entendait dire, à la fois au peuple tunisien et au monde, qu’il engageait la marche du pays vers la modernité dans une attitude qui assume l’héritage, qui ne se contente pas de le délaisser comme le souhaitait la puissance coloniale d’une manière plus ou moins déclarée. Dans quelle mesure il a finalement respecté ce choix est une autre affaire : on sait que l’option du délaissement n’a pas cessé de le tenter. Comme s’il achoppait sur une difficulté qu’il avait mal estimée.

Ensuite, « l’islam est sa religion » signifie que la Tunisie ne se désolidarise pas des autres pays dont la religion est l’islam, quelle que soit d’ailleurs la volonté des uns et des autres de conférer - ou pas - à cette appartenance une tournure moins antagonique envers le reste du monde.

L’affirmation d’une communauté de destin avec ces pays n’entraîne pas nécessairement un retour à une conception traditionnaliste, à la fois de la religion et de l’Etat : elle veut bien plutôt dire que c’est dans une démarche collective de réforme globale que la Tunisie inscrit sa propre modernisation, sa propre action d’émancipation par rapport aux archaïsmes qui ont grevé les élans des peuples musulmans vers plus de liberté et de souveraineté. Il s’agit en somme de viser son propre salut sans excepter celui des autres. Ou peut-être de marquer sa volonté de l’atteindre à travers celui des autres.

Enfin, la formule se prête naturellement à la lecture selon laquelle l’islam est un ensemble de prescriptions et d’interdictions, dont l’Etat se porte garant du respect. Mais une autre lecture – certes moins naturelle – peut émerger, selon laquelle l’élucidation du vrai message de l’islam est une action qui incombe au pays et dont l’Etat se charge des conditions de la mise en œuvre.

Il y aurait assurément une part d’originalité à ce que l’Etat s’engage sur une affaire qui relève de la méditation d’un message, en même temps que de la pratique d’un culte, voire en lieu et place de cette pratique. Mais y a-t-il une autre façon de se déprendre réellement de la tyrannie d’un culte - quand celui-ci s’est laissé emprisonner dans des croyances et des rites qui mutilent l’homme et lui barrent le chemin de sa modernité – autrement qu’en faisant retour sur les sens possibles du message en lequel il s’enracine ?

« L’islam est sa religion » voudrait donc dire que l’Etat prend sur lui de faire en sorte que notre religion se mue en un travail de méditation sur le sens, où c’est finalement de l’homme et de son destin qu’il s’agit à travers l’islam, à travers ses rappels lumineux comme à travers ses errements théologiques…

L’islam est notre lot, et il dépend entièrement de nous que nous le vivions comme un fardeau qui nous paralyse ou comme ce qui libère en nous des énergies intellectuelles nouvelles, aussi bien spirituelles que critiques. Mais pour pouvoir accomplir ce choix, il faut qu’on l’ait accepté, ce lot.

Bref, on peut bien abolir dans le texte le lien entre Etat et religion, ça ne changera pas grand-chose dans la réalité de la vie des gens, si ce n’est qu’on aura donné de soi l’image peu glorieuse d’un peuple qui aime tripoter ses lois en s’imaginant qu’il fera grâce à ça un grand saut dans la modernité. Et on peut bien le maintenir, ce lien, tout en engageant à son sujet une réflexion qui desserre les emprises et ouvre des horizons vers l’autre et vers le monde… Et alors ce qui pose problème tombera comme un fruit mûr. Qu’est-ce qui vaut mieux ?

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