La poésie en questions : L’appel lointain de la traduction

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Tout peut-il être traduit ? Tant qu’il s’agit de phrases à la signification non équivoque, l’opération de transfert d’un système linguistique à un autre est simple et ne requiert qu’une connaissance correcte du vocabulaire et de la grammaire de l’une et l’autre langue : celle de départ et celle d’arrivée, pour parler comme les spécialistes. Mais rien n’est plus différent d’une suite de propositions claires et distinctes que le texte d’un poème. Tant et si bien que pour beaucoup qui ont eu à réfléchir à la question, la poésie est précisément ce résidu qui, d’une langue à une autre, ne passe pas. Maurice Blanchot, qui fut un éminent théoricien de la création littéraire, a eu sur le sujet un propos que l’on cite volontiers parce qu’il fait mouche. C’est le suivant : « Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est ».

De fait, il n’y a pas lieu de considérer que la vérité d’un poème soit indépendante de sa forme : de ce tissu de mots qui se font étrangement écho d’une strophe à une autre, du rythme, des rimes s’il y en a et de tout cet élément sonore que seule la langue dans laquelle il a été produit est capable de nous prodiguer. Tout se tient dans le poème, à l’image d’un corps vivant. Traduire le sens en laissant de côté la musique, c’est-à-dire la dimension orale, c’est faire injure au poème en tant qu’unité organique.

La trahison de la traduction peut d’ailleurs se manifester à un autre niveau, qui est celui de la forme graphique. Car de la même manière qu’un poème a sa sonorité sans laquelle il cesse d’être ce qu’il est, il a aussi son aspect en tant que fresque de lettres et dessin de mots dont on ne peut pas imaginer qu’il puisse en changer tout en restant lui-même inchangé en son être.

La coutume des pratiques scolaires qui veut que l’on fasse découvrir aux élèves des exemples de la production poétique étrangère est en grande partie responsable du fait que l’on traite le poème comme s’il s’agissait de prose, en ne retenant souvent que le sens des mots dans la traduction : en se plaçant donc sur le terrain de la seule sémantique. Mais même si, par bonheur, on arrivait à restituer l’ensemble des composants du poème, il resterait qu’on ne pourrait pas rendre l’harmonie qui existe dans l’original entre ces différents composants.

Du premier au second romantisme

A dire vrai, la traduction poétique a eu d’autres motivations dans le passé : faire connaître les chefs-d’œuvre des peuples étrangers. Tels l’Iliade et l’Odyssée, l’Enéide, la Divine comédie, les Sonnets de Shakespeare… En terre d’islam, les « maisons de la sagesse » furent en grande partie dédiées à cette tâche. Le besoin de permettre l’accès au « patrimoine universel » de la littérature bouscule en quelque sorte les considérations relatives à la nécessaire fidélité d’une traduction à ce qu’elle traduit. Et on en vient naturellement à se demander si une certaine violence —heureuse— faite au texte n’est justement pas le secret d’une traduction réussie, dès lors que ce qui est visé, c’est l’âme du poème.

Il y eut en Allemagne, dès la fin du 18e siècle, une réflexion sur le thème de la traduction menée par les premiers romantiques regroupés autour d’une publication, l’Athenaüm. Ils formaient ce qu’on appelle le « cercle d’Iéna ». Plusieurs poètes en étaient les membres et, en même temps qu’ils s’affairaient à revoir la doctrine autour de la traduction des œuvres poétiques, ils proposaient au public allemand des versions de textes éminents… On peut dire qu’avec eux a été fondée une nouvelle philosophie de la traduction appliquée à la poésie. D’autant que les œuvres traduites étaient non seulement saluées par la critique, mais considérées pour certaines d’entre elles au moins comme des chefs-d’œuvre : ainsi des traductions de Shakespeare par A.W. Schlegel.

Ce qui, toutefois, n’a pas empêché leurs conceptions de faire l’objet, très tôt, d’attaques vigoureuses. Dès le second romantisme, la thèse de la poésie comme œuvre intraduisible reprenait de la vigueur. On doit en particulier au poète Clemens Brentano l’argument selon lequel les traductions des premiers romantiques étaient une façon de « brouiller la forme par une couleur sonore ». Et que traduire, chez eux, c’était « romantiser » ! Qu’en est-il au juste ? Il nous semble que ce débat peut nous éclairer à la fois sur les fondements de la traduction poétique et sur ses perspectives possibles. C’est pourquoi nous nous proposons de faire connaissance de plus près avec le cercle d’Iéna et ses conceptions.

Les intuitions du cercle d’Iéna

Dans les toutes dernières années du 18e siècle, la modeste ville d’Iéna accueille dans les murs de son université deux grandes figures de la culture allemande : le poète Schiller, qui donne des cours sur l’histoire universelle, et le philosophe Fichte qui, comme chacun sait peut-être, incarne la version absolue de l’idéalisme allemand : idéalisme dont les deux autres noms illustres sont Schelling et Hegel.

C’est là qu’en 1798 deux frères décident de fonder une revue dont le but est aussi de réunir de jeunes étudiants que rapproche la passion de la poésie : ainsi naissait l’Athenaüm ! Ces deux frères sont Friedrich et August Wilhelm Schlegel. Se joindront à eux des gens comme Tieck et Novalis ! Le fondateur de l’herméneutique moderne, Schleiermacher, sera également du nombre. La revue connaîtra une brève existence et, probablement, un échec commercial, mais elle permettra de recueillir dans ses pages des réflexions décisives dont l’écho se prolonge encore aujourd’hui.

Il y a deux intuitions centrales qui émergent et qui feront l’objet de développements dans la revue. La première est que toute œuvre originale qui se propose à la traduction est déjà en elle-même une traduction. En ce sens qu’il existe une œuvre idéale, à laquelle le texte poétique original doit son existence en tant que visée, et dont il n’est qu’une copie ! L’œuvre dite originale n’est première, fait-on valoir, que de façon « empirique ». Et la traduction dont elle fait l’objet est d’ailleurs ce qui lui permet de découvrir le fossé qui la sépare de l’Idée dont elle puise sa source. Elle se révèle à elle-même comme traduction, comme œuvre dédiée à quelque chose qui la dépasse et qu’elle ne saurait s’approprier de façon exclusive.

La deuxième intuition part justement de ce constat pour affirmer que la traduction est supérieure —ou disons potentiellement supérieure— à l’originale dans la mesure où elle libère l’Idée de l’emprise de sa représentation empirique : elle lui fait quitter le sol d’une langue maternelle pour la faire accéder à la patrie d’une langue étrangère en général, qui est sa vraie patrie ! Voilà par exemple ce qu’écrit dans l’Athenäum (Frg 297) Friedrich Schlegel à propos de l’œuvre originale : « Il faut qu’elle ait voyagé à travers les trois ou quatre continents de l’humanité, non pour limer les angles de son individualité, mais pour élargir sa vision, donner à son esprit plus de liberté et de pluralité interne, et par là plus d’autonomie et d’assurance. »

Autrement dit, l’altération que subit la première version en passant d’une langue à une autre à travers la diversité linguistique du monde est paradoxalement ce qui lui permet de révéler toujours davantage sa vérité… Il n’y a pas, pour le texte poétique, déperdition ou érosion de soi dans le processus de traduction : il y a au contraire conquête de sa propre profondeur !

Voilà très brièvement ce qu’il est possible de dire à propos de ce cercle d’Iéna s’agissant du thème de la traduction poétique. Et voilà donc contre quoi la vague du second romantisme va réagir en réaffirmant, à travers le primat de la musique, le caractère intraduisible du texte poétique et en accusant les prédécesseurs du romantisme d’Iéna de s’être égarés dans ce qu’elle considère probablement comme des élucubrations théoriques pour mieux s’adonner à une « romantisation » des œuvres étrangères.

La distinction de Novalis

Mais est-ce vraiment des élucubrations ? Et si, derrière ce scepticisme, se cachaient les signes d’un affaissement de la générosité et d’une tentation de repli sur soi ! C’est ce que suggère un spécialiste français de la « traductologie », Antoine Berman, qui estime que «il y a une volonté de clôture sur soi, d’incommunicabilité, c’est-à-dire une volonté […] qui passe par l’idolâtrie de la musique et, aussi, par un rapport essentiellement inauthentique à la langue maternelle, confinant parfois au folklorisme ».

Il faut signaler que les premiers romantiques avaient eux-mêmes anticipé des critiques possibles. Dans un autre article de l’Athenaüm, Grains de pollen, le poète Novalis présente une distinction qui se révèle stratégique pour répondre aux attaques. Il y a, explique-t-il, une traduction « grammaticale », une traduction « transformante » et, enfin, une traduction « mythique ».

Or, explique Novalis, c’est la conception ordinaire, la « grammaticale », qui exige que la traduction poétique mobilise tous les moyens d’ordre technique afin de coller au texte original. A l’inverse, la traduction transformante est celle qui s’autorise le travestissement de l’original. Ce qui ne manque pas d’attirer sur elle les foudres des critiques littéraires. Mais ces critiques ne sont pas toujours justifiées, parce que le traducteur « transformant » est le « poète du poète » : il pratique, à travers une « mimique spirituelle », une «reproduction de l’individualité étrangère»… Ce qui signifie que le poème sert ici d’élément de médiation à travers lequel le traducteur va à la rencontre du poète et, à partir de cette rencontre, revient dans un deuxième temps sur le poème pour lui donner une seconde existence dans une langue étrangère. Il ne s’agit donc pas ici d’être fidèle à un texte, mais d’être fidèle à l’esprit créateur du poète et à son projet.

La traduction transformante est d’un rang plus élevé que la précédente, mais elle n’est pas la plus élevée. La plus élevée est la traduction mythique : celle qui érige l’œuvre qu’elle traduit en « symbole ». De telle sorte que l’œuvre reflète ici la « forme idéale ». C’est le cas des grands textes de la mythologie qui transforment un donné historique en un système de symboles. Nous rejoignons ici le thème du poème comme traduction et de la traduction comme poème. Les textes fondateurs de religions sont particulièrement concernés par cette forme de traduction, mais certaines œuvres de l’art profane peuvent accéder aussi à ce rang. Dans tous les cas, la traduction se confond ici avec l’expérience la plus haute de la création, et elle ne saurait s’accommoder d’un travail philologique de conformation scrupuleuse à un modèle, en prenant en compte ses composantes musicales et graphiques.

La distinction de Novalis, en même temps qu’elle permet de répondre aux critiques sur la trahison du texte poétique par la traduction, ouvre du champ à une expérience de rencontre, à ce dialogue des poètes que n’arrête pas la frontière des langues. Contre les tenants de l’incommunicabilité en matière de poésie, elle réaffirme à travers l’œuvre de traduction ce désir de tout poème qui vise l’Idéal à susciter à son chant un écho jusque dans le lointain, tout en recevant aussi du lointain l’écho de chants étrangers qui sont tournés vers le même lieu indéfinissable, vers le même infini…

Des poètes comme Paul Celan, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, en France, ont connu l’aventure de la traduction comme une façon non seulement d’explorer l’art de poètes étrangers, mais aussi comme une manière de laisser des mondes se toucher et se féconder dans l’élément du poème… Puisque, si l’on en croit Wilhelm von Humboldt, toute langue fait monde et qu’il n’existe pas de monde en dehors de la langue !

C’est le paradoxe du poème, du reste, que ce soit justement par lui —texte autonome et en un sens autarcique, symbole de ce qu’il y a de plus propre, de plus irréductiblement spécifique à une langue donnée—, de servir en même temps de lieu de passage entre une langue et une autre par le miracle de la traduction. Ce que dit Blanchot du poème n’est pas à rejeter : il demeure au contraire absolument pertinent.

Il y a bien un lien organique qui traverse le poème et qui le rend intraduisible. Mais c’est justement parce qu’il est intraduisible qu’il va permettre de traduire au-delà de lui : traduire le projet d’un poète dont la parole provoque en nous d’étranges résonances, mais traduire aussi l’âme d’une langue étrangère que le traducteur nous rend plus proche… De fait, il faut toujours demander à un poème plus que sa seule restitution objective : plus on demande au-delà, plus il dénoue les liens qui le maintiennent fermé sur lui-même ; plus on s’en tient aux limites rigoureuses de son dire, plus il oppose à la traduction l’inextricabilité de sa structure interne !

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