L'affaire Emna Chargui…

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L'affaire Emna Chargui suscite des réactions à la fois virulentes et désabusées sur l'état des libertés dans le pays et sur la persistance dans notre appareil judiciaire d'une pensée rétrograde qui, d'une certaine façon, vide de sa substance à la fois la Constitution du pays et sa modernité présumée…

Cet épisode n'est pas le premier du genre où l'exercice de la liberté se heurte à une certaine conception du sacré et où les juges se prononcent en faveur d'une lecture rigoriste au sujet de la défense des croyances religieuses.

Ce qui, bien sûr, ouvre du champ au soupçon selon lequel ils ne rendent pas la justice en tant que juges mais en tant que croyants, pas en tant que représentants de l'Etat pour lequel les citoyens sont tous et dans leur diversité à égale distance de ses préoccupations mais en tant que représentants d'une fraction - bigote ? - de la population qui se sent heurtée par tel ou tel agissement.

Il nous faut pourtant nous interroger sur ce que signifie la défense du sacré dans un Etat moderne. S'agit-il d'une aberration dès le principe, parce que le sacré ne saurait avoir une place quelconque dans un Etat qui se dit moderne, ou le problème réside-t-il dans le fait qu'il y a malentendu au sujet de la notion de défense du sacré ?

Mon avis personnel est qu'il y a bien un sens à la défense du sacré. On peut avoir l'opinion qu'on veut sur le fait que certains de nos concitoyens manifestent de l'attachement aux traditions religieuses et à leur symbolique, il ne nous appartient pas d'agir sur le terrain comme si cet attachement ne méritait pas considération.

Cette défense a d'autant plus de sens qu'il n'y a aucune raison que la communauté qui partage la croyance en question se sente moquée et offensée par le reste de la société. Ce qui, et le passé nous l'a montré, est de nature à susciter des divisions et des antagonismes au sein de la population, dont nous n'avons pas besoin.

Le problème est que cette défense, aussi légitime qu'on puisse la considérer, n'est pas à l'abri elle-même d'une dérive qui est de nature à en modifier la mission, de défense du sacré d'une communauté à défense de l'hégémonie de cette communauté croyante au sein de la société.

Quand cela arrive, la défense du sacré n'est plus qu'un prétexte pour réaliser cette perversion du sens de la loi, qui est en même temps atteinte à l'unité du pays par mesure de préférence accordée à une communauté au détriment des autres.

A quel moment le glissement s'opère-t-il de la défense salutaire à l'abus pernicieux ? Sur le plan de la psychologie du juge, on peut situer la chose à partir de l'observation d'une conduite où se rencontre d'une part le zèle dans l'interprétation de la loi et, d'autre part, une sorte de défection par rapport à la mission sacrée de justice où on troque son habit de juge contre celui de partisan de telle ou telle communauté. Et c'est très probablement ce à quoi on assiste dans le cas particulier qui nous occupe.

Mais il y a un autre plan, qui concerne le sacré lui-même. L'expérience religieuse comporte toujours deux versants : un premier par lequel le croyant se comporte comme le membre d'un cercle fermé, selon la logique du "eux et nous", et un second par lequel son appartenance le pousse au contraire à éprouver l'unité du nous par-delà l'opposition précédente.

Tant qu'une certaine alternance joue entre les deux versants, on peut considérer que cette expérience est préservée de la dérive sectaire. Et tant qu'elle est ainsi préservée de ce risque, la religion peut apporter à l'unité de la société - dans la diversité de ses composants - un souffle spirituel que l'aridité du discours juridique ne lui apporte pas.

Tout change si le jeu de balancier est rompu. Alors la religion devient un élément de sédition, d'hostilité à l'égard de la diversité constitutive de la société.
La défense du sacré vise, par-delà les sentiments religieux ou les susceptibilités à ménager, la préservation de cet équilibre vivant et vivifiant.

Mais sa dérive consiste justement à se retourner contre cet équilibre. C'est-à-dire à conforter de tout le poids de l'Etat l'un des deux versants au détriment de l'autre, à savoir celui du repli sectaire, de sorte que le croyant ne voit plus dans les manifestations de la liberté autre chose qu'une atteinte à ses croyances et non l'expression universelle de l'esprit - et qu'est-ce que l'esprit sans ses audaces ? - dont on pourrait se réjouir, malgré tel ou tel manque, telle ou telle faute de goût qui ne mérite sans doute pas autre chose que notre indulgence.

Par conséquent, la responsabilité du juge dans une situation du type de celle qui nous occupe est engagée, non pas seulement en tant qu'elle représente un cas de manquement au devoir d'équité dans le jugement, mais aussi en tant qu'elle menace l'équilibre de la vie religieuse, en tant qu'elle pousse cette dernière vers une posture de repli sur soi, avec toutes les conséquences que ça entraîne à la fois pour cette vie religieuse elle-même et pour la société dans son ensemble.

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