L’Ecritoire Philosophique / Face à la Révélation : trop et pas assez !

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S’il nous faut penser aujourd’hui un retour de la philosophie dans les pays de culture arabe, on ne saurait l’imaginer en dehors d’un mouvement qui consiste à questionner le lien organique qui lie cette culture à l’engagement dans le monothéisme.

Ce qui, immanquablement, nous mettrait devant la question de la relation du monothéisme arabe – l’islam – avec les deux autres monothéismes, le juif et le chrétien. Une question à renouveler, à réinventer même, pour la débarrasser d’abord des significations dont elle a été surchargée au fil de siècles de rivalités et de conflits apologétiques.

Autrement dit, cette question de la relation de l’islam aux autres religions monothéistes, qu’on serait tentés de ranger du côté de la théologie, ou de la science des religions, ou encore de ce qu’on appelle le « dialogue des religions », n’est pas seulement une question philosophique : elle est la question philosophique qui, seule, pourrait redonner à la philosophie arabe le plein sens de son développement futur.

L’histoire de la philosophie arabe et de sa relation avec l’autorité religieuse de l’islam pourrait en effet être caractérisée par l’expression « trop et pas assez ». Un « trop et pas assez » qui l’empêche de se dégager d’une position stérile, ou de soumission ou d’insubordination. Pourquoi « trop » ? Parce que la pensée philosophique a connu des moments où elle a réellement menacé l’autorité religieuse, que cette menace ait été assumée et affichée ou qu’elle ait été dissimulée.

Que l’on songe à l’épisode du mutazilisme, qui visait à accorder à la Raison, dans la lecture du texte et dans l’interprétation de la loi qui en est issue, une position dominante et décisive. Ou que l’on songe à Ibn Rochd, dont les positions aristotéliciennes sur des questions telles que la création du monde ou le jugement des individus dans l’au-delà pouvaient renvoyer les dogmes de l’islam au rang de simples croyances à l’usage des non-philosophes…

La réaction violente de l’Eglise contre l’influence de sa pensée en Europe aux 12e et 13e siècles ne résultait pas d’une réaction islamophobe, mais bien de ce que sa pensée comportait effectivement des éléments dont l’adoption pouvait être ruineuse aussi bien pour l’édifice de la religion chrétienne que pour celui de la religion musulmane… Que l’on songe encore au soufisme, qui est une façon pour le penseur arabe de déserter la cité dominée par la loi religieuse et ses représentants. De déserter, mais aussi de dégrader, voire d’abolir, dans la mesure où la réalité intérieure qu’il investit se présente à ses dires comme une réalité supérieure à la réalité sociale et politique. Laquelle est donc une réalité subalterne, de second ordre, si ce n’est de troisième ou de quatrième ordre !

Et « pas assez », disons-nous, parce que ces insurrections et ces manœuvres par lesquelles la pensée cherche à reconquérir son espace de liberté contre l’autorité du dogme ne vont pas suffisamment loin : elles ne parviennent pas à ce degré de hardiesse, et de hardiesse salutaire, qui consiste à interroger la Révélation. Donc à inclure l’événement de la Révélation dans le champ de son étonnement et de son questionnement, quitte à s’en laisser bouleverser, transformer, mais sans jamais renoncer à l’attitude socratique qui est le propre de l’approche philosophique.

Aujourd’hui, dans le prolongement de la phénoménologie, nous assistons en Europe, et en France en particulier, à une sorte de retour de la philosophie à la question de Dieu : non pas le Dieu idole de la Raison, le Dieu cause de soi et sommet de l’étant, mais le Dieu de la « crainte et du tremblement », pour parler comme Kierkegaard. Or ce retour, baptisé par certains, sur un ton légèrement polémique, « tournant théologique », tente à sa façon de conjuguer le respect des règles de la raison et la redécouverte d’une sorte de piété de la pensée dans l’épreuve de l’Autre, et du caractère infiniment étranger que révèle son « visage ». Ce tournant commence au milieu du siècle dernier avec Emmanuel Levinas, chez qui l’on sent clairement l’influence de ses origines judaïques, mais il se poursuit ensuite à travers des penseurs chrétiens comme Michel Henry, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Chrétien…

Bien entendu, il ne s’agit pas de sous-entendre que la pensée arabe pourrait emboîter le pas à ces philosophes européens, comme elle l’a d’ailleurs fait dans le passé avec d’autres pour endosser l’habit d’un certain modernisme. Mais il se passe quelque chose d’éminemment intéressant du point de vue de la question de la philosophie en contexte monothéiste : non seulement une nouvelle façon de se développer pour la réflexion, mais aussi un début de dialogue philosophique entre deux traditions monothéistes – la juive et la chrétienne… Deux façons de recevoir et de penser la Révélation, qui ne peut pas ne pas pousser le penseur arabe sur un terrain, qui est précisément celui où il a un devoir de hardiesse, de supplément de hardiesse, à accomplir à l’échelle de sa propre tradition.

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