Dialogues éphémères | De la joie difficile à la tentation de la fin

Poursuite entre nos trois protagonistes de la confrontation entre l’art du médecin et celui du poète autour de l’usage de la parole… Où il s’avère que, par-delà la disparité de ces deux métiers, des ressemblances essentielles sont à l’œuvre quand il s’agit de refaire une place à la vie après la détresse… La passion du récit comme clé.

Po : Me voilà enfin. Je craignais ne pas pouvoir arriver aujourd’hui, ou alors vous faire attendre au point de mettre votre bonne humeur à l’épreuve. Ce qui aurait été très fâcheux, parce que votre bonne humeur, je sens qu’elle va m’être nécessaire pour mon exposé. Puisque, comme vous le savez bien sûr, c’est à moi cette fois de reprendre le fil de notre investigation, après qu’on ait, la semaine dernière, examiné la façon dont use le médecin pour opérer un renversement dans l’état psychique de son patient.

Je pense d’ailleurs qu’il est utile de faire une rapide récapitulation de ce qui s’est dit à ce sujet, puisque le propos est de jouer sur la comparaison entre médecin et poète dans leur relation respective à la parole, à l’arme de la parole, afin de montrer de manière plus précise comment l’un et l’autre en usent.

Ph : A vrai dire, le détour par le poète Hésiode et sa Théogonie nous a déjà mis sur la piste. Il nous a donné une idée de ce qu’est l’art du poète quand il s’agit de faire basculer la violence guerrière en violence amoureuse…

Po : C’est un exemple éclairant, pas un modèle contraignant. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où la guerre menace chaque jour de prendre une ampleur nouvelle dans le monde. Et notre question est de savoir quel rôle doit jouer le poète, lui dont nous avons dit qu’il est à la fois celui qui n’a aucune prise sur le monde moderne et celui sans qui tout salut est vain, sans qui tout salut s’égare dans des fuites en avant. Nous devons repenser la mission du poète à la lumière de la situation présente.

Mais je voudrais ajouter quelque chose, parce que c’est une pensée qui n’a pas cessé de m’accompagner ces derniers jours : le poète est celui par qui l’homme réapprend la joie. Il me semble en effet que rien n’est plus difficile à l’homme de notre époque que la joie, lui qui expérimente toutes sortes de réjouissances dont il n’est finalement que le triste pantin. Or le poète est cet homme qui a goûté le suc divin de la joie et qui en porte la mémoire : tout autre breuvage lui paraît insupportablement fade. Vous vous demandez peut-être quel lien ça a avec notre propos ? Eh bien, c’est à mon avis le suivant : on ne peut sauver le monde du démon de la guerre tant qu’il n’a pas renoué avec le désir d’accueillir en son sein l’espace de la joie…

Md : Qu’est-ce que la joie ?

Po : Il y a des philosophes qui ont parlé de la joie. On pourrait revenir à ce qu’ils en disent… Mais je crains que ce ne soit qu’une parenthèse érudite qui ne ferait que briser mon élan.

Ph : Je pense quand même qu’il est bon de rappeler brièvement certaines choses pour ne pas tomber dans des confusions. Comme par exemple que le «bonheur» s’oppose au «malheur» et qu’il est donc affaire de chance, de «bonne fortune». Tandis que la joie se présente comme le fruit d’un accomplissement. En ce sens, on dira de quelqu’un qui parvient au sommet d’une montagne après avoir fourni l’effort difficile de la gravir qu’il éprouve de la «joie», et on dira du paysan resté dans la vallée qu’il goûte au «bonheur» d’une après-midi tranquille, après avoir vu ses champs irrigués d’une bonne pluie.

Md : Mais alors notre monde d’aujourd’hui qui ne cesse d’accomplir des prouesses dans toutes sortes de domaines devrait être comblé de joie. Bientôt, même la pluie et le beau temps seront sous son contrôle. Et pourtant nous disons de lui qu’il a désappris la joie ! Et nous regardons, c’est vrai, le sourire de l’enfant avec une note de chagrin à l’idée que c’est un don que nous avons perdu.

Ph : Oui, l’homme est moderne dans la mesure justement où il est acteur de l’Histoire. C’est lui qui donne à l’Histoire sa forme comme on donnerait sa forme à un objet d’art. A l’inverse, l’homme du passé, celui qui refuse cet ordre de la modernité ou qui ne se sent tout simplement pas concerné par lui, traverse l’Histoire comme on traverse une forêt : ce qui surgit d’elle, de son point de vue, relève de quelque chose qui le dépasse et sur lequel il ne saurait avoir de prise. D’ailleurs, le simple fait de vouloir avoir une prise constituerait une forme d’impiété. C’est la pensée que nous avons reconnue dans le type de l’homme «oriental», à travers la diversité de ses figures culturelles.

Mais il est clair aujourd’hui que la modernité est planétaire, que l’ancien Orient géographique du Japon à la Turquie et au Maghreb est entièrement gagné à l’obligation de prendre part à l’élaboration de l’Histoire. Or on peut dire que c’est parce que l’homme a pris cette posture de bâtisseur de l’Histoire que l’on assiste à la multiplication des prouesses technologiques dont tu parles.

Ce que je veux dire par là, c’est que tous ces accomplissements sont dictés par un ordre existant, un ordre qui se distingue mal d’une sorte de guerre de l’homme contre le monde afin de prendre le commandement du «destin». Par conséquent, on ne saurait les assimiler à l’accomplissement de l’homme qui a gravi la montagne en vertu d’un désir auquel il a fait le choix de répondre. Le désir s’oppose ici à l’impératif, voire à l’impératif de temps de guerre. Il y a sans doute la satisfaction du devoir accompli chez celui qui réalise des avancées technologiques, mais pas à proprement parler de joie.

Po : J’avoue que cette définition de la joie à partir de l’exemple de l’alpiniste me laisse perplexe. Bien que cette notion de désir à laquelle tu fais allusion à la fin de ton exposé me paraît importante. Je parlais moi-même tantôt du «désir d’accueillir l’espace de la joie» au sein du monde en vue de le libérer de la guerre. Mais le désir dont je parle n’a rien à voir avec un accomplissement personnel. Il est désir de monde. En ce sens qu’il se rapporte au monde et provient aussi du monde. Je pense qu’il faut bien avoir à l’esprit que le poète dont je parle n’a rien à voir avec la conception habituelle qu’on en a, et que si on veut s’en tenir à cette conception-là, mieux vaut passer son chemin.

Ph : Il y a longtemps que nous avons donné congé à cette conception.

Po : Ce que je m’apprête à dire m’a fait éprouver le besoin de rappeler les choses. Et ce que je m’apprête à dire, c’est justement que le poète est le lieu par où le monde souffre. La formule peut paraître étrange, mais elle exprime une étrangeté qui appartient à la psychologie du poète. Quand je disais il y a un instant que le désir du poète n’est pas un désir personnel, je voulais dire par là que son désir est entièrement tendu vers le monde.

Le salut qu’il recherche, ce n’est pas le sien ou celui des siens mais celui du monde. Et la souffrance qu’il éprouve, ce n’est pas non plus la sienne ou celle de ses proches, mais la souffrance du monde. Bien sûr, on peut se pencher sur son passé et lui trouver des malheurs qui sont survenus dans l’enfance, à partir desquels on expliquera que tel trait de sa personnalité se rapporte à tel événement. Certains psychologues sont passés maîtres dans cette manière de broder des liens de causalité entre passé et présent, en ramenant tout à une grille de lecture qu’ils n’hésitent pas à modifier ensuite selon les cas et leur bon vouloir aussi. C’est le visage moderne de la charlatanerie.

Mais le point important dans tout ça, c’est qu’on passe à côté de l’essentiel, qui est que le poète, comme je le disais, se sent meurtri ou abattu quand le monde souffre et que, à l’inverse, quand il espère la joie, qu’il languit de sa venue, c’est encore pour le monde : pour l’autre homme qu’il croise sur son chemin et celui qu’il ne croise pas, pour l’oiseau qu’il aperçoit de sa fenêtre et pour ceux qui demeurent dans l’arbre, pour l’arbre lui-même dans le froid de l’hiver, pour les étoiles qui brillent la nuit dans le ciel, pour le lac sur la surface duquel scintillent les étoiles, pour la montagne au loin et pour le vaste océan plus loin encore. Rien n’échappe aux élans de sa compassion, aucune loi discriminatoire n’établit de limites… C’est pourquoi les poètes patriotes qui réservent leurs chants à telle portion de l’humanité, et donc de la Création, en la retirant à telle autre ont toujours eu quelque chose de servile, quelles que fussent leurs prouesses verbales. Et que les vrais poètes, même quand ils ont chanté les héros guerriers de leurs contrées, ne l’ont jamais fait en y jouant cette note haïssable de préférence de soi qui caractérise la rhétorique patriotique, mais toujours en mettant l’accent sur la beauté du geste, la noblesse de l’engagement au péril de sa propre vie, comme nous l’avons plus d’une fois relevé lors de nos précédentes rencontres.

Ph : Dirais-tu que la joie du poète renvoie à cet accomplissement qu’est pour le monde lui-même la survenue en son sein de la paix ?

Po : Je ne pense pas qu’on puisse parler d’une joie du poète, qui se distinguerait alors de la joie de l’athlète sur le podium, de la joie de l’étudiant qui vient de remporter avec succès son examen, ou de celle de l’alpiniste dans l’exemple que tu donnais. Il n’y a qu’une joie, et de cette joie je dis qu’elle est difficile, et je dis que seul le poète est capable de nous y conduire ou de nous y initier. Elle est difficile d’abord parce qu’elle est oubliée, occultée sous l’accumulation des joies factices que nos sociétés produisent dans le but d’orienter nos comportements vers certaines activités ; rendue impure aussi par le fait qu’elle est sans cesse mêlée d’orgueil et de vanité. Et elle l’est ensuite, de façon plus intrinsèque, parce qu’elle représente une sorte de dilatation de l’âme dont nous ne sommes plus capables. Précisément parce que, derrière nos mines réjouies de fêtards et nos sourires apprêtés, il y a de la tristesse et que nos âmes sont des choses bien plus flétries et rabougries que nous ne croyons. S’ouvrir est devenu pour elles source de souffrance plus qu’autre chose.

Md : Dirais-tu alors que la joie véritable, c’est aussi celle du malade qui retrouve sa santé mentale à la faveur du combat avec le médecin dont j’ai parlé la dernière fois ? Ce malade, lui au moins ne se cache pas sa propre tristesse. Il ne se paie pas de fausse monnaie en se racontant à lui-même qu’il est heureux parce que, comme on dit, il «profite de la vie» : quelle expression sordide, quand on y pense !

Po : Sans doute que l’expérience de la joie est aussi à rechercher de ce côté-là, dans les retrouvailles du fou avec le monde : non pas ce monde qui a désappris la joie, qui s’est enferré dans ses propres normes, qui s’est égaré dans ses volontés de puissance pour imposer son ordre au monde, mais le monde tel qu’en lui-même, tel qu’il apparaît dans sa primeur au sortir de la nuit.

J’ai toujours pensé que, lorsqu’elles arrivaient, ces retrouvailles devaient avoir le goût puissant et acre du fruit sauvage : de cette saveur qui vous remue tout entier, de la bouche jusqu’au bout des doigts… Avec peut-être cette douceur aussi de se sentir amicalement accompagné jusqu’à la rive de la clarté retrouvée. Mais je reviens à la question précédente : est-ce que l’expérience de la joie est une expérience de paix, de la paix que le monde accomplit en son sein ? Si je répondais «oui» à cette question, j’aurais peut-être l’air de suggérer que la compétence du poète est une compétence de paix et pour la paix, et qu’il ne saurait donc être ce poète dont nous disions qu’il ne transforme la guerre que parce qu’il est lui-même guerrier et qu’il est même celui qui porte la guerre à son sommet par sa parole.

Mais je répondrais quand même oui : il est bien, de mon point de vue, un artisan de paix à travers sa vocation à ramener la joie dans le monde, ou plutôt à lui faire bon accueil quand elle est là. Le poète a cette «polyvalence». En lui se résorbe la contradiction qui existe entre guerre et paix. Qu’en pensez-vous ?

Ph : Je n’ai pas d’objection, pour ma part.

Md : Moi non plus. J’attends seulement que tu en viennes à ce que tu as promis.

Po : Oui, à ce que j’ai promis et à quoi mon discours d’aujourd’hui devait être consacré : tu as raison ! Il s’agit d’engager la comparaison entre le médecin et le poète du point de vue de leurs façons respectives d’user de la parole pour opérer des renversements. Je vais donc reprendre ce que tu nous as dit la semaine dernière. En insistant sur cette idée de «dimension cosmique» que tu as évoquée parce qu’elle me semble renvoyer à quelque chose d’essentiel dans les deux démarches.

C’est bien sûr en t’inspirant d’Hésiode, de son récit du combat entre les dieux et les titans, que tu utilisais cette expression, et tu le faisais pour affirmer que c’est au moment où l’affrontement entre le fou et le médecin atteignait cette dimension-là que le combat devenait le plus critique et le plus sérieux. La dimension cosmique, si j’ai bien compris, correspond à la phase du combat où le conflit interne se libère vers le monde, où à travers la personne du médecin c’est le monde lui-même qui est pris à partie.

Il y a donc un face à face avec le monde qui propulse le fou au cœur de la scène du combat, et le médecin doit à la fois accompagner cette transformation de son patient en valeureux combattant et soutenir son assaut, en vertu de ce dédoublement dont tu as parlé. L’accompagner, c’est soutenir son discours. S’abstenir de le décrédibiliser comme ferait sottement le commun d’entre nous, et le mauvais médecin aussi. C’est le pousser à trouver les mots qui vont lui permettre d’atteindre cette dimension cosmique du combat, où la possibilité de la fin du monde est là désormais, à la pointe de sa parole acérée…

Qu’est-ce qui provoque le renversement, en faveur à la fois de la vie du monde et de sa propre renaissance ? Tu y as fait allusion sans t’attarder, et en me confiant le soin de prendre le relai : c’est l’ivresse du récit ! Et, comme tu l’as souligné aussi, cette ivresse est affaire de poète. Ce qui signifie que le médecin lui-même, au point le plus critique de son intervention, doit être poète : il doit susciter en lui-même et en l’âme de son patient l’amour du récit. De sorte que c’est dans et par le récit que le monde fait son retour, et que lui-même y fait son retour. Le passage de la guerre à l’amour, ce basculement qui est le point focal de nos investigations, n’a de sens qu’à l’intérieur de ce cadre narratif. Précisément parce que le cadre n’est plus cadre : il est le lieu même de la vie sainte retrouvée… La joie de la parole ! Maintenant, quelle peut-être l’approche du poète face à la guerre moderne ? Elle aussi, cette guerre porte en elle une volonté de fin du monde…

Ph : Tu insinues que ce n’est pas seulement un risque ?

Po : Le risque, lui, pourrait être considéré comme minime. L’arme nucléaire est dissuasive. Y recourir comme moyen d’attaque est politiquement et militairement suicidaire. En revanche, la guerre moderne exprime une volonté de fin du monde parce qu’elle est un des visages par lesquels se révèle cette volonté moderne de l’homme de soumettre le monde à son propre ordre. Car tant que l’homme restera cet être mortel qu’il est, il ne pourra pas aller au bout de son plan. Le monde ne se soumettra pas à son ordre.

L’homme pourra faire du monde une sorte de paradis de son cru, dont il aura tracé les contours et dressé les temples. Quelque chose lui échappera toujours : sa propre pérennité. Et c’est pourquoi il s’acharnera encore et encore à le soumettre, et que le désespoir lui fera toujours miroiter, comme en sous-main, l’option d’une «solution finale»… La fin du monde pour ne plus avoir à mourir ! C’est peut-être une lecture personnelle de ma part, qui est plus ou moins défendable, mais ce qui est à retenir, c’est l’idée que la guerre moderne exprime cette sorte d’insurrection arrogante et revancharde de l’homme contre le monde afin de se le soumettre (et où l’autre, l’ennemi humain qu’on se donne, n’est là que pour permettre de donner un visage honni à l’adversité du monde)… Insurrection parce qu’il voudrait être le maître incontesté et qu’il n’est qu’un simple mortel, et que cela lui devient de plus en plus insupportable. D’où cette course à la puissance qui augmente d’autant sa disposition à ne pas accepter, et donc à recourir aux solutions extrêmes…

Ph : La guerre moderne porterait une volonté de fin du monde dans la mesure précise où le projet de la modernité porterait en lui-même son propre échec : c’est ce que tu veux dire ?

Po : C’est ça ! La modernité, au-delà de ce qu’elle a pu nous apporter, au-delà du bienfait qui a été le sien en sortant l’homme d’autrefois de sa torpeur intellectuelle et de l’univers de ses croyances, a projeté l’homme d’aujourd’hui dans une guerre contre le monde dont les guerres armées ne sont que des facettes. Or cette guerre exprime donc, de la part de l’homme, un refus de sa condition fondamentale. Mais un refus qui ne s’affiche jamais dans sa vérité. Qui ne prend jamais la forme d’une protestation franche. Or le poète est prêt à prendre sur lui le cri de révolte de l’homme et à lui donner les accents d’une lutte titanesque. Au point de menacer dans ses fondements l’ordre des dieux qui règne sur le monde.

Mais s’il le fait, ce n’est pas pour faire triompher le titan qui sommeille en nous. C’est bien plutôt pour que, du feu de la révolte, germe l’accord primordial et inespéré en vertu duquel l’homme se fait librement le gardien du beau sur terre. La façon dont il le fait ? Peut-être faudrait-il que je me répète en disant : il est celui qui a et qui communique l’ivresse du récit. C’est par ce savoir-faire que notre monde pourra un jour être sauvé !

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