Dialogues éphémères | Un privilège des mortels : le souci de la paix

D’Hésiode à Eschyle, les récits de la mythologie grecque nous enseignent que l’homme, héritier des Titans à travers Prométhée, est cependant doté de ce pouvoir insigne qui consiste à remonter à contre-sens le cours des événements tragiques du monde en quête de la paix des origines : aussi bien celle qui serait à rétablir au temps présent que celle qui a permis autrefois une réconciliation entre les Titans et les dieux…

Ph : Je voudrais d’abord souhaiter la bienvenue à ces personnes dont je vous disais la semaine dernière qu’elles ont exprimé le souhait de suivre nos débats autrement qu’en tendant l’oreille de façon plus ou moins clandestine. Nos dialogues, bien que se déroulant entre nous, entre nous trois, ont vocation à aller à la rencontre d’un public, et même d’un large public. C’est donc une évolution naturelle qu’un auditoire se constitue et que, de notre côté, nous ayons à honorer sa présence.

Maintenant, je voudrais me faire l’écho d’une préoccupation, ou d’une revendication, en ce qui concerne la possibilité que vous, public, interveniez dans le cours du débat… Notre position commune est qu’il est trop tôt pour passer à une formule dans laquelle cette intervention aurait lieu. Nous vous demandons par conséquent de patienter, donc de continuer de nous écouter sagement, même si des questions vous brûlent les lèvres ou qu’il vous semble que nous ayons cédé à des divagations dont vous pourriez nous sauver.

Bien sûr, cette nouvelle configuration de la rencontre autorise chacun d’entre vous à intervenir après la fin de la séance pour faire part de vos remarques… Voilà donc pour ce qui concerne cette mise au point… Et nous revenons donc à notre discussion là où nous l’avons laissée, c’est-à-dire avec l’exposé des deux récits d’Hésiode, envisagés dans la perspective de dégager à travers eux des zones de résonance avec le récit coranique du dépôt confié…

Md : La difficulté de cette entreprise est ce qui me paraît le plus évident. J’ai indiqué, la dernière fois, qu’entre le récit d’Hésiode sur les âges du monde et celui du Coran, il y avait un contraste dans le propos. D’un côté il est question de travail et de justice pour, disions-nous, faire jaillir l’or du fer, donc ramener la joie lumineuse de l’âge primitif au cœur des ténèbres qui caractérisent l’âge tardif —le nôtre— qu’est l’âge de fer et, d’un autre côté, il est question d’une chorale dont l’homme est le chef d’orchestre en raison de sa capacité de nommer les êtres, mais aussi du fait qu’il peut déchoir en se vouant à la corruption et au crime et que, pouvant déchoir, il peut aussi se relever.

Cette différence de propos s’aggrave plutôt qu’elle ne s’atténue quand on passe au rapprochement entre le même récit coranique et l’autre récit d’Hésiode, puisqu’alors l’homme nous est présenté comme une sorte de disciple de Prométhée, à qui la mission confiée est de poursuivre le combat contre les dieux après la défaite des Titans. L’homme se trouve en effet doté de deux armes — le feu pour se fabriquer des outils et la ruse pour déjouer les stratagèmes et pour en ourdir lui-même. Quel lien peut-il y avoir entre cet homme qui supplée les fauteurs de troubles que sont les Titans et cet autre qui, lui, supplée ou en tout cas vient en renfort des anges dans la conduite de la chorale par laquelle les créatures chantent les louanges du Créateur ?

Po : C’est parce que le contraste est grand entre ces récits que le jeu des résonances peut revêtir toute son importance. D’autre part, il faut se rendre attentif à un élément du récit qu’on a évoqué la dernière fois, bien qu’en passant et bien qu’il figure chez Eschyle et non chez Hésiode. Eschyle est en effet l’autre grande référence de la mythologie grecque quand il s’agit du personnage de Prométhée, puisqu’il est l’auteur d’une trilogie dont nous n’avons certes gardé que la première partie, à savoir «Prométhée enchaîné», mais dont des fragments ont été sauvés du texte de la dernière pièce: «Prométhée délivré».

Délivré, Prométhée l’est par Héraclès qui, dit l’histoire, abat d’abord l’aigle qui venait chaque jour dévorer le foie du Titan : il lui décoche une flèche empoisonnée. Ensuite, il fait sauter les chaînes qui maintenaient le corps attaché au rocher. En agissant ainsi, Héraclès semble avoir agi contre la volonté de Zeus. Or l’intéressant dans l’affaire est que ce n’est pas le cas. L’intéressant est que c’est par le geste d’un mortel que s’accomplit la réconciliation entre le maître de l’Olympe et, pour ainsi dire, la figure de la résistance persistante des Titans à l’ordre des dieux dans le monde.

Md : Héraclès peut-il être considéré comme un représentant de ces hommes dont le récit nous dit que Prométhée a volé le feu à leur profit? Il a quand même Zeus lui-même pour père : c’est une différence de taille.

Po : Héraclès est un héros. Les héros ont souvent une ascendance parmi les dieux. C’est le cas d’Héraclès comme c’est le cas par exemple d’Achille. On peut donc dire que ce ne sont pas en effet des hommes comme les autres. Mais ils sont quand même du côté des mortels. Ils partagent avec les hommes leur condition. Et c’est pour ça que le commun des anciens Grecs pouvait s’identifier à eux sur la scène des théâtres et les considérer comme des modèles imitables. Donc le fait que Prométhée soit fixé au rocher par un dieu —Héphaïstos, le dieu de la forge— et qu’il soit délivré ensuite par un homme, fût-il un héros, c’est quelque chose qui ne doit pas passer inaperçu.

Ph : Quel est l’enseignement qu’il faut en retenir ?

Po : Je vous ai dit la semaine dernière qu’Héraclès incarne la victoire de l’homme sur sa nature titanesque. Et j’ai ajouté cette précision qui me paraît très importante, à savoir que ce n’est pas en imitant les dieux qu’il réalise cette victoire mais en puisant dans les profondeurs de sa nature titanesque…

Md : En puisant dans sa nature titanesque, il ne devrait pas trouver quelque chose qui lui permettrait de vaincre cette même nature : au contraire, il ne trouvera que ce qui l’engage à y persévérer !

Po : Ce serait vrai si les Titans eux-mêmes n’avaient pas avec les dieux une origine commune. Or c’est le cas. De sorte qu’en portant pleinement l’héritage titanesque tel qu’il lui est transmis par Prométhée, et tel qu’il le porte déjà en lui-même depuis le début si l’on en croit le récit d’Hésiode sur les âges du monde, l’homme renoue secrètement avec cette partie ancienne qui loge dans les profondeurs de sa nature et qui constitue le socle commun à partir duquel s’est affirmée la divinité des dieux… Il a cette capacité de remonter la pente des origines au-delà de ce dont sont capables les Titans. C’est ce qu’on pourrait appeler une faculté de réminiscence à caractère exploratoire.

Ainsi il parvient en ce lieu où dieux et Titans sont encore liés par des liens de fraternité. Et c’est donc parce qu’Héraclès a ce pouvoir qu’il est celui par qui s’accomplit la réconciliation entre Zeus et Prométhée… Et parce que l’homme se donne ainsi ce rôle éminent de réconcilier les puissances de l’ordre cosmique et celles du chaos que les deux armes dont il a été doté —la ruse et le feu— cessent d’être un sujet de colère ou d’inquiétude pour Zeus…

Md : L’homme n’est ni un Titan ni un dieu, mais il a la capacité de porter la mémoire de leur origine commune. Bien sûr, je ne peux m’empêcher de penser ici à mon métier de psychiatre, puisqu’il s’agit aussi pour nous de porter la mémoire du patient là où la sienne se montre défaillante et fragmentaire. Et de le faire de telle sorte qu’elle crée les conditions de la réconciliation avec soi. Mais dans ce soi, il y a justement des forces qui tirent vers le désordre et d’autres qui aspirent à l’établissement d’un ordre…

Po : Cette vocation à réconcilier les figures des deux puissances nomme la culture grecque dans son ensemble. Elle explique pourquoi Dionysos y prend une si grande importance, en tant que dieu de l’ivresse, mais aussi en tant que dieu qui préside à la tragédie… Pourquoi la tragédie ? Parce que le héros tragique est justement, à l’image d’Héraclès, celui qui, en allant au plus profond de sa nature titanesque, de sa nature amie du chaos, découvre en lui-même ce pouvoir de réconciliation grâce auquel les dieux et les Titans goûtent enfin la paix…

Ph : Dans le souvenir retrouvé de leur fraternité… Et c’est à ce point, je suppose, que tu situes la possibilité d’une résonance avec le récit coranique du dépôt.

Po : Oui, mais avant d’en venir à ce point, il faudrait montrer de quelle façon les deux récits d’Hésiode peuvent eux-mêmes se rejoindre. D’autre part, j’attire votre attention sur cette sorte de paradoxe voulant que ce soit le mortel qui, dans sa fragilité, dispose pourtant de cette capacité à faire retour vers l’origine et à en faire aussi la matière d’un récit. Certes, à l’image d’Hésiode lui-même, l’homme se met à l’écoute de Mnémosyne, ainsi que de ses filles les Muses : toutes habitantes de l’Olympe et immortelles. C’est en recueillant leur chant qu’il se met sur le chemin remontant du présent vers ce qui est le plus ancien. Mais l’homme n’est jamais autant à son affaire qu’en cheminant ainsi, lui l’enfant d’un jour et l’éphémère. Le récit qu’il tisse en écoutant les filles de Mnémosyne n’est pas une divagation, un vain divertissement. Il y a une quête. Car dans ces parages reculés du Temps où les dieux et les Titans forment un fleuve qui ne s’est pas encore scindé, se cache un trésor qu’il est seul à pouvoir trouver…

Ph : La paix entre les dieux et les Titans !

Po : Oui, mais aussi autre chose : une expérience du Destin. Seul celui qui éprouve l’inéluctabilité des décrets du destin peut apprendre à les déjouer. Et c’est encore un des enseignements transmis par Prométhée à l’homme. Mais pour mieux me faire comprendre sur ce point, je dois revenir un moment à l’histoire et à Eschyle. J’ai dit tantôt que Prométhée a été délivré et que c’est par les mains d’Héraclès qu’il l’a été.

J’ai dit aussi que Zeus a donné son accord à cette libération après s’être montré si dur. Mais je n’ai pas dit ce qui a fait changer d’attitude ce dernier. Or ce qui l’a fait changer d’attitude, c’est que Prométhée était détenteur d’un secret. Un secret qui portait sur le sort de Zeus. Car voilà, les dieux eux-mêmes n’échappent pas à la loi du Destin. Et Zeus, qui est de tous les dieux le plus puissant, ne fait pas exception : il se trouvait dans l’ignorance d’un décret qui le concernait et en vertu duquel un terme serait mis à son règne. Voilà, dans sa colère, comment Prométhée nous présente la chose alors qu’il est encore cloué à son rocher sur le mont Caucase : «J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône».

Ph : Et donc Zeus apprend que Prométhée se trouve en possession de ce secret et veut en connaître la teneur…

Po : Oui, et Prométhée va le lui révéler, mais seulement après s’y être longuement refusé… D’où l’envoi de l’aigle en guise de représailles ! Il va lui révéler que, en s’unissant à la Néréide Thétis, lui naîtrait un enfant qui serait plus puissant que lui : «géant indomptable, qui trouvera un feu plus puissant que la foudre, et un fracas formidable, qui surpassera le tonnerre et qui fera voler en éclat le fléau marin qui ébranle la terre…»

Md : Là il est question de Prométhée : c’est lui qui, connaissant les décrets du destin, est capable de prédire l’avenir.

Ph : D’autre part, cet enfant qui devait détrôner Zeus n’est pas arrivé, finalement : est-ce que la prophétie de Prométhée était fausse ?

Po : Elle n’était pas fausse, mais il a été possible d’en contourner le présage. Et c’est là que l’intervention d’Héraclès est encore à souligner. Car en même temps qu’il favorise la réconciliation entre Zeus et Prométhée, il fait aussi en sorte que la prophétie soit tout à la fois connue et déjouée. Ce qui permet à Zeus de se maintenir sur son trône. Héraclès n’était pas un simple intermédiaire : il a contribué à trouver la solution qui allait épargner à la fois Zeus et le monde. Car vous voyez bien que la description que fait Eschyle de ce remplaçant de Zeus n’augurait rien de bon pour personne.

Là encore, l’homme, en la personne d’Héraclès, ne se présente pas comme le détenteur de la prophétie, mais comme celui qui est capable à la fois d’en saisir le sens et d’en faire le bon usage dans le cours du monde. C’est de cette façon que le don de divination lui est reconnu, comme c’est d’ailleurs clairement mentionné dans le texte, ainsi qu’on le voit au début du texte d’Eschyle. Prométhée raconte alors au coryphée pourquoi il est condamné à subir le châtiment qui lui est infligé, et voilà ce qu’il dit : «lorsqu’un homme tombait malade, il n’avait aucun secours à espérer, ni aliment, ni topique, ni breuvage, et il dépérissait faute de remèdes, jusqu’au jour où je montrai aux hommes à mélanger de doux médicaments qui écartent toutes les maladies.

Je classai aussi les divers procédés de la divination ; le premier, je distinguai parmi les songes ceux qui doivent s’accomplir, et j’appris aux hommes à interpréter les bruits difficiles à juger et les rencontres de la route. J’ai défini dans le vol des oiseaux de proie les pronostics favorables ou défavorables…» Et il conclut ainsi : «Un mot t’apprendra tout à la fois : tous les arts des mortels viennent de Prométhée».

Ph : Parmi ces arts figurent donc celui de la divination.

Po : Voilà. L’art de la divination fait partie des compétences de l’homme et c’est de Prométhée —le «prévoyant»— qu’il le tient. L’homme hérite donc de Prométhée la divination, mais l’usage qu’il en fait n’est pas le même que celui que fait Prométhée. Puisque là où Prométhée l’utilise pour s’enfermer dans une attitude de rébellion contre Zeus, l’homme y voit la clé d’un dénouement qui ouvre les perspectives d’une réconciliation entre les dieux et les Titans.

Md : J’apprends donc que, en tant que médecin, j’ai une dette envers Prométhée, au même titre que les devins…

Po : L’art de la divination a ses règles. On y reconnaît des signes, qu’on interprète ensuite selon une lecture qui est plus ou moins juste. De la même façon que, face à un texte, après avoir déchiffré les lettres, il faut savoir accéder à la juste compréhension du propos. Mais cette compréhension juste, qui va au-devant des arrêts du Destin quand il s’agit de divination, n’est pas séparable d’un engagement : de cette vocation à la réconciliation dont Héraclès nous donne une illustration. Et pas non plus, donc, de cette capacité à remonter vers ce qui est ancien : vers «l’arché», selon le mot grec. Puisqu’en elle se loge l’ancienne unité à ressusciter…

L’image qu’on se fait de la divination comme d’une pratique occulte, qui repose en même temps sur une fausse prétention de savoir, correspond en réalité à la perversion d’un art qui est inscrit dans les compétences les plus fondamentales de l’homme et qui est lié, disais-je, à une vocation non moins fondamentale : la vocation à la paix…

Ph : Vocation à la paix qui s’enracine elle-même dans ce pouvoir de remonter à l’arché, à ce lieu du temps qui précède la séparation entre dieux et Titans.

Po : Oui, la divination rime avec prévoyance et également avec prévenance. L’homme voit venir le malheur. Il a ce regard qui perce l’épaisseur du temps pour deviner ce qui se profile et qui menace. Mais cette perspicacité n’opère que dans la mesure où il est en même temps inquiet pour le monde et soucieux d’en préserver la paix. Ce qui veut dire que l’homme qui, reniant pour ainsi dire sa vocation première, se conduit en méprisant le destin du monde, perd du même coup sa capacité —héritée de Prométhée— à voir venir les événements du futur, à déchiffrer les décrets du destin.

Ph : Cet homme soucieux de la paix du monde s’accorde, semble-t-il, avec celui de l’autre récit, à savoir l’homme de l’âge de fer qui, disions-nous, cherche à faire jaillir l’or des temps anciens dans le fer des temps présents, à travers le travail de ses mains et la recherche de la justice. Ce que nous avons appelé : l’héroïsme tardif.

Md : Mais il n’est toujours pas question, ni de chant ni de chorale. A moins que cette vocation à la paix soit la même chose que ce qui va à la recherche de l’or dans l’âge de fer, et qu’en outre cette chose qui est la même ici et là ne survive au temps qui passe que grâce à une flamme que seul un chant intérieur maintient vivante. Mais, en disant ça, il n’est encore question que d’un chant intérieur, et non d’une chorale qui traverse le monde et le soulève…

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