Le journalisme tunisien a une valeur du point de vue sociologique. Il rappelle au regard de l'observateur des mœurs à quel point le noble idéal que se donne telle activité professionnelle peut être ignoré, ou désavoué ou même carrément rejeté par certains représentants de cette activité.
Il est vrai que la catégorie de journalistes concernés par ce phénomène se retrouve plutôt dans ce qu'on appelle les "médias publics". Et que ce constat peut laisser penser que nous sommes en présence d'individus qui ont tout simplement fait prévaloir la satisfaction de leur employeur - l'État - sur le souci de l'idéal en question, c'est-à-dire sur l'exigence d'indépendance dans le choix autant que dans le traitement de l'information à offrir au citoyen, sur l'attention dans l'actualité du pays à tout ce qui est de nature à consacrer l'engagement citoyen pour le célébrer, mais aussi à tout ce qui s'y oppose pour le dénoncer, bref sur le droit de tous à faire respecter : droit à une information synonyme d'éveil et de participation citoyenne au destin commun, contre la vieille coutume de l'apathie et du fatalisme servile.
On dit bien qu'on ne sert pas deux maîtres. Selon les tenants de cette analyse, cela suffit donc pour expliquer l'attitude et la qualité de travail de certains journalistes, en particulier sur la chaîne nationale et au journal La Presse. Mais l'œil du sociologue voit autre chose, qui est de son point de vue plus significatif. Ce qu'il voit, c'est que le journaliste dont nous parlons ne se contente pas de satisfaire le seul maitre qu'il reconnaisse - celui qui le paie à la fin du mois -, il est capable de se tourner contre son propre camp et de s'en prendre à lui au-delà même de ce que son maître attend de lui.
Bien sûr, cette sorte d'excès de zèle dans l'allégeance au pouvoir, il peut en attendre une rétribution. Mais le fait est qu'elle est essentiellement gratuite. C'est un acte libre, mais dont la liberté est pervertie.
Or pareil retournement contre soi, pareil usage de la liberté au service de ce qui l'opprime et la nie, c'est quelque chose qu'on retrouve ailleurs dans notre société. L'intérêt de son illustration dans le domaine du journalisme est de donner une plus grande clarté à ce phénomène sociologique.