Dialogues éphémères | La mélancolie selon Hildegarde von Bingen

Nouvelle rencontre de nos amis le philosophe, le poète et le médecin, que vient cependant perturber l’irruption d’un étranger aux manières peu délicates… D’où un tournant imprévu qui mène vers l’Allemagne du Moyen-âge, à travers la figure d’Hildegarde von Bingen (1098-1179)

Ph : Nous avons évoqué la semaine dernière, sans s’y attarder, en passant pour ainsi dire, le thème de la mélancolie. Et comme on attribue à Aristote un texte dans lequel il est dit que cette maladie de l’âme est en même temps le signe distinctif des hommes d’exception et des génies —parmi lesquels des héros tragiques comme Héraclès—, je me suis dit que nous ne pouvions pas ne pas y revenir pour y voir de plus près. Je n’oublie pas que la question de la tragédie reste au cœur de nos entretiens, malgré les multiples digressions que nous nous permettons.

Puisque, vous vous en souvenez bien sûr, nous nous demandions au tout début de nos rencontres ce qui faisait que la tragédie est un genre à la fois dramatique et littéraire qui n’a pas su s’épanouir dans nos contrées de culture arabo-musulmane… Or si le héros tragique est un homme à l’âme mélancolique, il peut être intéressant de considérer quelle place occupe la mélancolie dans nos traditions. Je note par ailleurs qu’un auteur hongrois, un certain Laszlo Földenyi, a publié il y a quelques années un livre qu’il a intitulé : Mélancolie, essai sur l’âme occidentale… Ne sommes-nous pas en présence d’une piste intéressante ? Si la mélancolie est une caractéristique de l’âme occidentale, notre appartenance à l’aire orientale ne nous condamne-t-elle pas à demeurer étrangers, et à la mélancolie et à la tragédie ?

Md : Il existe une autre raison qui devrait nous pousser à nous intéresser à ce thème de la mélancolie. Parce que, à mon avis, cette dualité de signification du mot, l’une positive et noble, l’autre pathologique et négative, ne renvoie pas à deux choses différentes dans l’ordre de la sphère mentale. Comme quand il y a homonymie. Non, le fait qu’on utilise le même mot indique ici qu’il y a une parenté. Ou qu’on a affaire aux deux faces d’une même chose… D’une même lune…

L’intrus : Excusez-moi de vous interrompre. Je suis un habitué de ce lieu : je suppose que vous m’avez remarqué, non ? D’ordinaire, je suis assis à cette table là-bas avec mes amis et je vous observe de temps en temps. Vous parlez, vous parlez, toujours en français : je n’ai jamais vu des Tunisiens parler français comme vous. Et je crois que même les Français parlent leur langue différemment. D’une façon plus décontractée, si vous permettez que je vous fasse cette remarque…

Po : Votre remarque est juste. Notre façon de parler le français ne correspond à aucun mode propre à telle ou telle communauté. Et nous avons tout à fait conscience que la tonalité de nos échanges se situe en dehors des usages : si la chose vous surprend, je vous dirais que c’est normal et dans l’ordre des choses.

Ph : Nous parlons en dehors des usages, mais nous parlons un langage qui peut aisément être compris de quiconque a appris le français à l’école, l’a pratiqué normalement en faisant des lectures de-ci de-là et veut bien faire l’effort d’un peu d’attention. Il arrive que ce dont on parle exige que l’on migre vers telle ou telle langue. C’est pourquoi Hildegarde von Bingen, qui est une mystique allemande du Moyen-âge, s’était inventé sa propre langue, à ce qu’on raconte, et elle était probablement seule à la parler. Nous sommes plus modestes : nous avons investi la langue française et nous nous contentons de l’utiliser de telle sorte qu’elle nous permette d’explorer des territoires nouveaux de la pensée…

L’intrus : Je comprends ce que vous me dites mais je trouve ça quand même prétentieux. Cette façon de vouloir se singulariser est à mon avis inutile.

Md : C’est votre avis. Parler comme autrui, en sacrifiant au mimétisme linguistique, est de notre point de vue à nous non seulement inutile mais néfaste. Libre à vous cependant de perpétuer cette conception grégaire de l’utilisation de la langue. En ce qui nous concerne, tout ce qui est de nature à contrarier la tendance de notre culture à faire de ses membres des êtres docilement soumis à ses normes est le bienvenu. Comme par exemple citer le nom d’une mystique chrétienne du Moyen-âge dans une discussion : n’est-ce pas incongru ? Oui ? Alors c’est ce que nous devons faire !

L’intrus : Je n’ai rien contre les chrétiens et je suis plus tolérant que vous ne croyez. D’ailleurs, j’ai toujours défendu la coexistence des religions dans ce pays.

Po : Il y a tolérance et tolérance. Celle dont vous pouvez vous prévaloir n’est pas des plus solides, à mon avis. Quand on défend le principe selon lequel nous devons tous ressembler les uns aux autres par notre façon d’utiliser le langage, il ne peut en être autrement. C’est la tolérance d’une certaine convenance…

Md : Puisque vous vous êtes invité dans notre débat, écoutez ce que je vais dire encore au sujet de cette Hildegarde von Bingen, qui vient à point nommé dans une discussion où il est question de mélancolie. Car cette femme allemande, qui est considérée comme une sainte par l’Eglise catholique, a en effet créé une langue —la lingua ignota—, mais elle est aussi considérée comme une guérisseuse.

Elle a puisé dans la médecine populaire à partir d’un don naturel qui s’est manifesté dès son jeune âge et elle a mis les pierres, les plantes ainsi que les organes de certains animaux au service de la guérison des hommes : des livres nous ont été légués par elle sur le sujet.

A côté de ça, elle a également composé des œuvres musicales, qui avaient un but à la fois spirituel et thérapeutique. Ce qui signifie qu’elle utilisait également les sons à des fins de guérison. De tout ce travail de mobilisation des forces curatives extraites de la nature pour guérir les hommes, elle disait, en femme de religion qu’elle était, que c’est Dieu qui soignait par son intermédiaire. Mais, s’agissant de la mélancolie, son diagnostic était que cette maladie était la conséquence du péché originel. De l’acte par lequel l’homme répète cette première désobéissance à Dieu qui fut celle d’Adam… Qu’en pensez-vous ?

L’intrus : Ce que je pense ? Je pense que les saints ne sont pas faits pour exercer la médecine et que, quand ils le font, ils mélangent tout. Cette sainte aurait mieux fait de rester dans son église et s’occuper de prier Dieu. Les médecins musulmans de cette époque étaient, en ce qui les concerne, de vrais savants et très en avance sur leur époque : nous avons malheureusement perdu cette avance, par la faute des hommes de religion.

Md : Votre réponse est moderne en ce qu’elle défend l’esprit rationaliste contre l’esprit religieux, mais elle est antimoderne en ce qu’elle se contente de reprendre une façon de penser qui est celle de toute une catégorie de personnes assez nombreuse aujourd’hui. Vous êtes cependant fidèle à vous-même : si vous supportez mal qu’on parle d’une façon qui sort des usages, il est normal que vous pensiez aussi comme tout le monde, ou comme un certain monde de gens qui se disent cultivés : ce que j’appelle la «oumma» dans sa version modernisée et laïcisée… Je vais pourtant vous montrer que ce que dit la sainte allemande sur la mélancolie a du sens, en dépit de ce mélange entre médecine et théologie.

Po : Je te signale que, dans le tableau que j’ai présenté la semaine dernière en ce qui concerne les étapes de la psychiatrie, cette définition de la mélancolie devrait prendre place dans l’étape du tout début. Celle qui précède l’explication par les humeurs.

Md : Oui, en effet. Pour autant que ce tableau chronologique corresponde à une vérité absolue. Mais on a vu que les étapes se chevauchaient et pouvaient se transformer les unes les autres.

Ph : Je suppose qu’il y a un chevauchement en particulier qui pourrait nous intéresser et auquel tu avais d’ailleurs fait allusion : celui qui mêle la dernière étape, dans sa version binswangerienne, et la toute première, qui a été présentée comme étant celle qui implique des puissances extérieures dans la genèse des troubles mentaux…

Md : C’est vrai que c’est à travers la pensée de Binswanger que j’ai été amené à m’intéresser au personnage d’Hildegarde von Bingen. Son explication de la mélancolie n’aurait présenté pour moi aucun intérêt si elle était venue d’un quelconque théologien, qu’il soit chrétien, musulman ou de tout autre religion. Mais venant d’elle, et voyant le souci qu’elle mettait à lier les différentes maladies humaines à des causes naturelles, auxquels elle apportait des remèdes également naturels —je signale qu’elle est aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé De la nature—, j’ai été intrigué par son virage théologique à propos de la mélancolie.

Ph : Cette explication, par-delà les préjugés modernistes qui lui sont hostiles, aurait à mon avis à s’expliquer avec deux objections que j’énonce : premièrement, si le péché originel concerne les hommes en général —tous héritiers d’Adam—, pourquoi seuls quelques-uns d’entre eux sont atteints de mélancolie et pas tous ? Deuxièmement, de tous les maux qui atteignent la santé mentale de l’homme, qu’est-ce qui vaut à la mélancolie l’honneur et le privilège de recevoir une cause d’ordre théologique ?

Md : Ces objections sont utiles : elles vont me servir de tremplin. Mais que les choses soient claires : mes réponses seront librement inspirées. Ma connaissance des textes n’est pas telle que je puisse y revenir pour convoquer tel ou tel extrait à l’appui de mes assertions. Et je n’exclus pas que ce que je vais dire se prête à des corrections venant de connaisseurs.

Tout ça reste improvisé, dicté par le hasard et, également, par ma volonté d’aller là où notre culture, sans le dire clairement, nous interdit d’aller. Il y a un impératif de transgression qui me guide : car parler de figures chrétiennes en explorant leur pensée est hors convenances chez nous, et par conséquent très nécessaire pour moi !

L’intrus : Je m’excuse, mais je pense que cette obligation de transgression vous égare. Nous avons notre propre religion, avec ses propres saints. Nous n’avons aucun besoin d’aller fourrer notre nez dans celle des autres.

Md : Pourquoi ?

L’intrus : Ce qui doit nous intéresser chez les Européens, c’est leurs connaissances scientifiques. Et pas le radotage de leurs hommes ou de leurs femmes d’Eglise.

Md : En tenant ce langage, vous avez l’air de faire l’apologie d’une pensée des Lumières, mais vous parlez finalement comme les religieux musulmans que vous prétendez dénoncer. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs cessé ce discours antichrétien, et c’est vous qui avez pris le flambeau, au nom de la modernité.

L’Europe n’a pas de sens sans le christianisme, sans les luttes que le christianisme y a laissé germer en son sein. Même les critiques qui seront dirigées contre le christianisme à partir des 17e et 18e siècles sont encore marquées par une touche chrétienne. Mais tout ça vous laisse tout à fait indifférent : je vous le dis, vous ressemblez étrangement à nos anciens religieux qui mettaient un point d’honneur à tout ignorer de la pensée et de la vie de nos voisins du nord. Et qui considéraient que seule méritait notre attention ce dont l’acquisition pourrait nous permettre de nous conférer un avantage contre eux.

Rien n’a changé sous le vernis d’une modernité d’apparat. Pour ce qui me concerne, je préfère déclarer ma modernité en laissant s’exprimer ma libre curiosité du vaste monde, en explorant tous les territoires du savoir qui s’offrent, et en accordant ma préférence à ceux dont je pressens qu’il existe à leur sujet une forme de censure.

L’intrus : Bon, je crois que je ne suis pas le bienvenu parmi vous…

Po : Ce sont vos idées arrêtées qui ne le sont pas et qui, contrairement à ce que vous croyez, ne sont pas si tolérantes que ça. Restez si vous voulez, partez si vous voulez.

Md : Parler d’Hildegarde von Bingen, ce n’est pas encenser le christianisme en laissant entendre qu’il est mieux que l’islam. C’est plutôt faire en sorte qu’en terre d’islam il soit à nouveau licite de s’intéresser à la pensée chrétienne et à ses figures diverses… C’est rendre l’islam meilleur en l’amenant à s’ouvrir à l’autre, à se délester de ce dédain dont il s’est cru obligé de s’affubler à travers les siècles dans sa relation à l’étranger et dont nous avons hérité, y compris et en particulier parmi ceux qui critiquent aujourd’hui l’islam et ses représentants avec beaucoup d’ostentation.

J’en viens donc aux deux objections… Si le péché originel concerne tous les hommes, pourquoi ne sont-ils pas tous mélancoliques ? Réponse : parce que, pour désobéir à Dieu, il faut l’avoir écouté ; il faut que sa voix ait résonné dans l’âme de telle sorte qu’il y ait eu rencontre, qu’il y ait eu expérience d’une présence. Tout homme peut faire cette expérience, mais tout homme ne la fait pas.

Or qu’advient-il quand il la fait ? Il advient que l’âme découvre sa propre ouverture sur l’infini. Ou peut-être faut-il dire qu’elle découvre l’ouverture sur l’infini qu’elle EST. Et alors plus rien n’est comme avant. Mais, ayant fait cette découverte, il arrive aussi que l’âme se détourne —c’est la désobéissance—, qu’elle se laisse distraire par ce qui est fini, auquel elle consacre son intérêt. Dès lors, il y a cet écart, ce gouffre, entre l’ouverture infinie de l’âme et les choses finies dont elle a fait sa nourriture. Ce qui se traduit par le sentiment chronique d’un manque impossible à combler, qui évolue en désespoir : c’est la mélancolie.

Deuxième objection : pourquoi la mélancolie et pourquoi pas les autres maladies de l’âme ? Réponse présumée : parce que, en réalité, la mélancolie n’est pas tant une maladie mentale parmi d’autres que ce qui constitue la racine spirituelle de la maladie mentale en général, qui se ramifie ensuite en une diversité de possibilités pathologiques en fonction des dispositions humorales du sujet. L’état d’abattement auquel correspond la mélancolie a des répercussions sur le corps.

Il va donc se traduire par une multitude de maladies, auxquelles il sera possible d’apporter des réponses en puisant dans la pharmacopée naturelle. Mais ces réponses demeureront impuissantes à venir à bout du mal, étant donné justement qu’au fond de la pathologie il y a une rupture. Un deuil inavoué que seule peut vaincre une réconciliation spirituelle avec l’infini. Maintenant, il arrive aussi que la maladie mentale ne soit que la conséquence d’un dérèglement humoral, au même titre que les maladies physiologiques. Dans ce cas, la pharmacopée naturelle est pleinement efficace, dans les limites qui sont les siennes.

Ph : La maladie mentale a donc deux racines possibles : l’une spirituelle, l’autre naturelle.

Md : Oui. C’est en tout cas le point de vue d’Hildegarde von Bingen et de toute une conception qui a prévalu en Europe au Moyen-âge.

Ph : Mais cette conception laisse dans l’ombre la partie plus rayonnante de la mélancolie. Car, comme le souligne Kierkegaard, il y a une bonne et une mauvaise mélancolie. Quelle est la bonne ? Je dirais que c’est celle en laquelle l’âme éprouve l’absence de l’infini qui l’habite, mais tout en se maintenant dans une tension amoureuse synonyme d’attente et d’appel. Et cette posture lui confère une fécondité particulière, qui a fait dire dès la période antique que la mélancolie est la marque du génie.

Po : Et, à présent, diriez-vous que la mélancolie est présente chez nous ou diriez-vous qu’elle est absente ?

Md : Je dirais que quelque chose l’empêche d’être présente, dans sa version aussi bien positive que négative. Et cette chose, c’est que nous avons un texte qui, en se présentant comme la parole de Dieu, joue le rôle d’écran par rapport à toute manifestation d’une parole divine dans l’expérience de l’individu. De sorte que cette dilatation de l’âme —condition de possibilité de la mélancolie— ne trouve pas le moyen de se produire.

Ph : Oui, disons qu’il y a un double problème : le statut du livre sacré d’une part et, d’autre part, la manière dont il est lu. Dans les deux cas, le souci des théologiens a été de barrer la route à cette expérience à travers laquelle l’individu fait la rencontre inattendue de l’infini. Même le soufisme semble avoir éludé cette rencontre, en en faisant le lieu d’une perte de soi en Dieu.

Po : C’est en tout cas une réponse à méditer. Mais je m’interroge aussi sur le lien qui existe entre la mélancolie d’Héraclès et celle dont nous avons dessiné les contours à partir de son émergence en contexte chrétien… De la Grèce à l’expérience des mystiques rhénans et d’Hildegarde von Bingen, que s’est-il passé ?

Je crois apercevoir notre ami l’intrus, qui a repris sa place dans son coin habituel : il a raison, ces voyages lui donneraient le tournis !

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