En Tunisie, la scène politique traverse une phase de torpeur profonde. Les partis semblent en veilleuse, les syndicats ont perdu de leur force mobilisatrice, et la société civile se replie sur elle-même.
Je crois que cette atonie n’est pas un accident de parcours, mais un moment structurel de ce que Schumpeter appelait le creux du cycle, qui est une phase de retrait et de recomposition, qui précède parfois les renaissances les plus fécondes.
Dans ce contexte, l’islam politique, longtemps au cœur des dynamiques démocratiques postrévolutionnaires, connaît lui aussi un repli marqué. Avant même de discuter ses performances politiques, il convient de s’arrêter sur l’appellation elle-même. Le terme "Islam politique" n’émane pas des courants islamistes, qui refusent de dissocier foi, action politique et engagement social. Cette dénomination, souvent imposée de l’extérieur, configure un débat considéré biaisé opposant le Religieux au Politique, alors que les acteurs islamistes se perçoivent comme héritiers naturels d’une tradition intégrant ces dimensions (Roy, 2004).
C’est justement cette continuité organique avec la culture religieuse et sociale du pays qui a permis à ces mouvements, notamment Ennahdha, de s’enraciner profondément. Bien avant leur reconnaissance légale, leurs réseaux caritatifs, éducatifs et spirituels ont construit une base sociale élargie, qui les a rendus incontournables après la révolution. Leur poids historique a contraint les forces rivales telles que le RCD, Nidaa Tounes, Attayar et autres, à les intégrer dans leurs calculs stratégiques, illustrant ce que Schattschneider appelait depuis 1960, "conflicts of conflict", où l’inclusion ou l’exclusion des acteurs redéfinit la nature même du conflit politique.
Mais cet enracinement n’a pas suffi à transformer la légitimité en capacité de gouverner. Une fois au pouvoir, Ennahdha a peiné à formuler des alternatives économiques concrètes à même de répondre aux attentes sociales. Les promesses de justice sociale, de lutte contre la corruption et de relance de l’emploi sont restées largement non tenues. Ce vide programmatique, combiné à une gouvernance hésitante, a engendré une perception massive de déception. Et ce constat ne vaut pas uniquement pour l’islam politique, mais pour l’ensemble du spectre partisan ayant échoué à produire un horizon crédible de transformation. Ce manque d’offre réelle a nourri la défiance, renforcé l’abstention, et préparé le terrain à un autoritarisme technocratique décomplexé.
Ce repli s’explique aussi par l’action conjuguée des héritiers de la rente, qu’ils soient issus de l’ancien régime ou reconvertis dans les élites économiques actuelles et des médias dominants, souvent liés à ces intérêts. Ensemble, ils ont œuvré à désamorcer le conflit politique en délégitimant les corps intermédiaires, en verrouillant l’espace public et en imposant un récit disqualifiant toute forme de mobilisation. Les médias ont ainsi joué un rôle structurant dans l’aplatissement du débat démocratique.
La société civile, quant à elle, n’échappe pas à ce reflux. Épuisée par une décennie d’instabilité, fragilisée par des financements précaires et une perte de lien avec ses bases, elle peine à incarner un contrepoids effectif.
Le champ politique s’en trouve dévitalisé, sans projet fédérateur ni volonté collective assumée.
Mais ce creux du cycle peut aussi devenir un moment de refondation. Si l’on suit toujours Schumpeter, les phases de destruction sont aussi des phases de réinvention. Ce moment doit être saisi comme une opportunité: opportunité pour réviser les référentiels idéologiques, repenser la démocratie comme espace de conflictualité féconde, et surtout, pour reconstruire une offre politique articulée à la réalité économique et sociale.
La société tunisienne attend moins des discours qu’une vision claire, cohérente et exécutable. Il ne s’agit plus seulement de gagner des élections, mais de renouer avec le sens du collectif et la capacité à porter un projet viable.
L’islam politique, comme les autres forces, est ainsi confronté à une alternative de se transformer ou se dissoudre dans l’insignifiance. Ce n’est pas la fin d’un cycle religieux ou partisan, mais peut-être la fin d’une illusion, selon laquelle l’ancrage culturel suffit sans horizon économique, et que la légitimité historique remplace le travail programmatique. Pour réémerger, le Politique, comprenant tous les mouvements, qu'ils soient laïcs ou conservateurs, devra affronter à nouveau le réel, dans toute sa complexité.