Dans les espaces urbains de Tunis, Casablanca et Le Caire, un ensemble de pratiques juvéniles de plus en plus visibles : imitation des stars internationales du football, rassemblements informels près des écoles et des cafés, usage répandu de motos bon marché et adoption de codes linguistiques et comportementaux marginaux, témoigne de transformations structurelles profondes. Si des phénomènes similaires apparaissent à l’échelle mondiale, leur manifestation spécifique en Afrique du Nord reflète la convergence de la fragilité institutionnelle, de l’évolution des structures familiales, de l’expansion des économies informelles et des flux culturels mondialisés.
Un premier élément explicatif concerne le désengagement de l’État vis-à-vis des fonctions publiques fondamentales. La détérioration de l’éducation publique, de la santé et de la sécurité des citoyens traduit un affaiblissement de ce que Charles Tilly décrit comme le pouvoir infrastructurel de l’État et rejoint l’argument de Joel Migdal concernant les sociétés où l’État est en concurrence avec des normes informelles diffuses plutôt que de les réguler efficacement.
Dans de tels contextes, les espaces publics autour des écoles, des cafés et des marchés deviennent des ‘’zones de gouvernance limitée’’. Les jeunes occupent ces espaces de manière très visible. En fait, leur présence (fumer ensemble, s’approprier les places assises publiques ou former des groupes denses) relève moins de la délinquance que d’une réaction à l’absence de régulation institutionnelle crédible. La notion d’’’attente’’ d’Alcinda Honwana rend compte de cette situation liminale, où les jeunes vivent des transitions bloquées vers l’âge adulte et développent des formes alternatives de sociabilité et d’affirmation de soi.
Parallèlement à ce déclin institutionnel, on observe une érosion de l’autorité normative de la famille. La précarité économique, le chômage et l’instabilité sociale affaiblissent la capacité des parents à discipliner, guider ou subvenir aux besoins financiers de leurs enfants.
Cette dynamique fait écho au concept de déclin du capital symbolique de Bourdieu, qui fragilise la hiérarchie intergénérationnelle et engendre des relations sociales plus horizontales. L’analyse de la ‘’parentocratie’’ par Brown est tout aussi pertinente : à mesure que les parents perdent de l’influence sur l’avenir de leurs enfants, les jeunes acquièrent leur indépendance plus tôt, souvent en échappant aux cadres traditionnels de contrôle social. Ces dynamiques réduisent la capacité des aînés, des enseignants et des leaders communautaires à imposer des normes comportementales, créant ainsi un environnement culturel où les adolescents négocient leur identité principalement entre pairs plutôt qu'à travers des hiérarchies établies.
Dans ce vide d'autorité locale, les flux culturels mondiaux jouent un rôle déterminant. Le concept de ‘’paysages médiatiques’’ d'Appadurai explique comment l'exposition continue au football télévisé, aux influenceurs des réseaux sociaux et à la publicité mondiale fournit aux jeunes un répertoire de modèles esthétiques et comportementaux. Coupes de cheveux, tatouages, styles vestimentaires et attitudes corporelles imitent les figures du football mondial non seulement par admiration, mais aussi parce que ces figures incarnent une forme accessible d'autorité charismatique, au sens de Weber, à un moment où les leaders politiques, religieux ou intellectuels locaux manquent de crédibilité. Cette substitution d'icônes mondiales aux modèles locaux rejoint également les analyses de Fanon et Homi Bhabha sur le mimétisme, selon lesquelles les individus des sociétés postcoloniales se tournent vers des références externes lorsque les références locales ne parviennent pas à les inspirer ou à leur offrir des perspectives d'ascension sociale.
Les pratiques linguistiques et gestuelles renforcent cette dynamique. L'usage ostentatoire d'expressions marginales, de gestes provocateurs et d'un langage transgressif reflète ce que l'École de Birmingham (Hall et Hebdige) a identifié comme une résistance subculturelle : des stratégies symboliques par lesquelles les jeunes revendiquent leur autonomie et redéfinissent les frontières de la respectabilité. Dans les contextes urbains du Moyen-Orient, la notion de ‘’non-mouvements’’ d'Asef Bayat est particulièrement pertinente. Les jeunes contestent les normes non par des manifestations organisées, mais par des actions quotidiennes et dispersées, comme l’occupation des trottoirs, refus de l'autorité des adultes, affirmation d'une présence bruyante ou appropriation de la mobilité urbaine par la moto.
Le recours généralisé aux motos chinoises ou indiennes bon marché illustre ces transformations. Leur omniprésence ne se résume pas à une question d'accessibilité ; elle révèle à quel point les pratiques informelles supplantent la réglementation formelle. Portes et Haller conçoivent l'informalité comme un système stable plutôt qu'une anomalie, et la circulation de ces motos montre comment la corruption, l'application sélective de la loi et la faiblesse des contrôles douaniers structurent la vie économique. Pour de nombreux jeunes hommes, la moto symbolise aussi l'autonomie, l'évasion et la liberté d'action ; des qualités difficiles à acquérir par les voies institutionnelles dans des systèmes socio-économiques fragiles.
Pris ensemble, ces comportements interdépendants révèlent bien plus que l'émergence d'une sous-culture juvénile. En effet, ils témoignent d'une profonde reconfiguration de l'autorité, de l'identité et de l'espace public dans les capitales nord-africaines contemporaines. La faiblesse des institutions amoindrit le rôle régulateur de l'État ; la transformation familiale érode les hiérarchies traditionnelles ; les médias internationaux offrent des répertoires symboliques alternatifs ; et les économies informelles façonnent les pratiques quotidiennes.
Ces processus engendrent des cultures juvéniles de plus en plus horizontales, expressives et transgressives, où les symboles globaux se substituent au leadership local et où la sociabilité informelle devient le mode dominant d'appréhension de la vie urbaine. Loin d'être de simples tendances éphémères, ces schémas constituent les marqueurs sociologiques d'un nouvel ordre urbain ; un ordre où les normes établies peinent à structurer les comportements et où les jeunes, en réaction, façonnent leurs identités à travers des formes d'expression qui transcendent les contraintes locales et les imaginaires globaux.
Mes propos demeurent inachevés si je ne développe pas les implications politiques pour les gouvernements et les institutions, et les menaces du Contrat Social, à la Hobbes, Rousseau ou Rawls.
À suivre…
Nb: Ces notes résument quelques lectures effectuées au cours de la dernière décennie, en préparation d'un ambitieux projet d'ouvrage collectif sur la dynamique de la société tunisienne, qui n'a jamais vu le jour…