Depuis plusieurs mois, la Tunisie vit au rythme d’une inquiétante montée des violences. Qu’il s’agisse d’agressions dans les rues, de braquages en plein jour ou de drames conjugaux, l’actualité témoigne d’une brutalité qui gagne du terrain.
Comme je l'ai modestement défini dans des travaux précédents, la violence est un moyen de réduire les distances socialement déterminées. Forcer un enfant à manger sa soupe à un rythme qu'il ne peut suivre est une violence. Interrompre une personne en pleine parole est une violence. Ne pas respecter la priorité sur la route et contraindre l’autre à freiner est une violence. Insulter sans autre but que de blesser est une violence. Accuser, comparer ou sermonner un collègue, un conjoint ou un rival politique est une violence. Porter atteinte à la réputation d’autrui, intentionnellement ou sournoisement, est encore une violence. Faire loger tout le monde à la même enseigne, sans égard pour les inégalités vécues, est aussi une violence. S’immiscer dans les affaires d’autrui ou lui poser des questions fermées est une violence. Commenter le paraitre d’une personne, ou son goût sans son consentement est également une violence.
Le phénomène de violence n’est pas anodin et il révèle une crise profonde du lien social, une usure du pacte collectif qui, si elle n’est pas affrontée avec lucidité, menace de faire vaciller les fondations mêmes de notre société.
La philosophie nous enseigne que la violence n’est pas étrangère à la nature humaine. Thomas Hobbes l’avait bien compris lorsqu’il décrivait un monde sans État comme un chaos permanent où l’homme devient le prédateur de son semblable.
La société tunisienne, en laissant proliférer ces actes de violence, donne parfois l’impression de revenir à cet état brut où chacun doit se défendre seul. Pourtant, d’autres penseurs comme Jean-Jacques Rousseau rappellent que ce n’est pas la nature qui rend l’homme violent, mais les conditions sociales qui l'oppressent. Le sentiment d’injustice, la pauvreté, l’humiliation nourrissent la rancœur et précipitent les individus vers des actes désespérés. Dans une Tunisie où les inégalités semblent se creuser et où la précarité est devenue le quotidien de nombreux citoyens, cette interprétation devient difficile à ignorer.
La sociologie, quant à elle, confirme cette lecture en montrant que la violence surgit lorsque les structures censées encadrer les comportements s’effondrent. Max Weber explique que l'État est défini par son monopole de la violence légitime. Dès lors que l’autorité publique paraît impuissante, que la justice est lente ou partiale, que l’école et la famille peinent à transmettre des repères, la violence s’installe comme un langage ordinaire dans l’espace public. La Tunisie traverse aujourd’hui un moment où la confiance dans les institutions est profondément érodée. Des citoyens, livrés à eux-mêmes, intériorisent peu à peu l’idée que seule la force permet de se faire respecter, de survivre ou de revendiquer une place dans l’espace social.
Du point de vue économique, lorsque l’emploi se fait rare, lorsque l’ascenseur social est en panne, lorsque les opportunités sont confisquées par une minorité, la tentation de basculer dans l’illégalité grandit dangereusement. L’économiste Gary Becker a montré que la décision de commettre un acte criminel peut être rationnelle lorsque le gain anticipé paraît supérieur au risque encouru. Aujourd’hui en Tunisie, pour une partie de la jeunesse reléguée aux marges, la violence peut sembler être le seul moyen d’exister dans une société qui l’ignore ou la méprise. Le sentiment d'injustice, combiné à une précarité massive, forme un cocktail explosif dont les déflagrations secouent chaque jour un peu plus notre espace commun.
À cette lecture, il faut ajouter une dimension que la philosophie marxiste a mise en lumière avec force. Marx, Engels puis Lénine ont affirmé que la violence n’est pas seulement un signe de dégénérescence sociale, elle peut aussi être un instrument de transformation. Lorsqu'un ordre social repose sur des injustices systémiques, ils soutiennent que les opprimés, privés de toute voie pacifique pour se libérer, recourent à la violence pour briser les chaînes de leur asservissement.
Ainsi, toute explosion de violence n'est pas nécessairement dépourvue de rationalité politique. Frantz Fanon, analysant les sociétés coloniales, ira jusqu'à montrer que dans certains contextes, la violence des opprimés est une tentative désespérée de reconquête de leur dignité niée. Comprendre cette part révolutionnaire de la violence ne signifie pas la justifier aveuglément, mais admettre que lorsqu’un système devient insupportable, la contestation radicale devient inévitable. Dans une Tunisie où les frustrations s'accumulent, cette lecture éclaire d'un jour nouveau l'agitation sociale grandissante.
Face à ce constat, le rôle de l'État ne peut plus se limiter à des opérations de sécurité ponctuelles. Réprimer les symptômes sans traiter les causes reviendrait à entretenir une maladie mortelle. Il devient urgent de reconstruire un véritable contrat social, en s'attaquant frontalement aux inégalités économiques, en restaurant la justice, en réinvestissant massivement dans l'éducation, la santé publique et dans les moyens d'émancipation. L'État doit redevenir un acteur crédible, capable de garantir à chacun sa dignité et sa sécurité. Car la violence ne se combat pas seulement par les forces de l’ordre, elle se désarme par la justice, la confiance et l’espérance retrouvée.
Enfin, ce qui est en jeu aujourd’hui dépasse les simples statistiques de la criminalité. Il s'agit du futur du vivre-ensemble en Tunisie. C’est le choix entre la perpétuation d’une société fracturée ou la construction d’une nation capable d’offrir à chacun une place digne et une chance réelle. Il est encore temps de redonner du sens à notre communauté nationale. Mais pour cela, il faudra aller au-delà des discours faciles et affronter avec courage les racines profondes de la violence.