De l’indépendance à aujourd’hui, les constitutions tunisiennes de 1959, 2014 et 2022 reflètent les tensions profondes entre quête de stabilité, ouverture démocratique et exigences du développement. À chaque étape, les élites (politiques, économiques et intellectuelles) ont joué un rôle décisif dans la configuration du pouvoir, souvent au prisme de leurs intérêts, des rapports sociaux internes et de la conjoncture géopolitique.
En fait, la Constitution de 1959, rédigée dans l’euphorie post-indépendance, a été façonnée par une élite moderniste dominée par Bourguiba et le Néo-Destour. Ces élites, formées dans les écoles françaises plutôt de droit ou issues des grandes familles réformistes, ont imposé un régime présidentiel fort. L’État devait à cet effet être le moteur du développement, au prix d’un autoritarisme légitimé par la promesse d’un progrès social rapide (North, 1990 ; Ayari, 2008).
Le contexte de guerre froide, avec l’appui politique et économique de partenaires occidentaux (notamment la France et les USA), a permis au régime de consolider son autorité jusqu'à 2010, tout en maintenant une façade modernisatrice.
La rupture de 2011 a fait émerger une nouvelle génération d’élites politiques, issues des mouvements islamistes, des syndicats, de la gauche et des milieux universitaires. Leur compromis fragile donna naissance à la Constitution de 2014, saluée pour son équilibre des pouvoirs et la reconnaissance explicite des droits et libertés (Elster, 1995 ; Chouikha & Gobe, 2015).
Cette transition a été largement soutenue par la communauté internationale, tant sur le plan financier que technique. La Tunisie est alors présentée comme un "modèle" démocratique dans le monde arabe, ce qui attire une coopération ciblée mais aussi conditionnée par les réformes économiques.
Cependant, cette phase a aussi révélé l’inertie d’un appareil bureaucratique hérité de l’État postcolonial, souvent allié à des intérêts capitalistiques liés à l’économie de rente. Cette alliance entre hauts fonctionnaires, patrons du secteur protégé et réseaux politico-affairistes a constitué un frein majeur aux réformes fiscales, à la décentralisation et à la lutte contre la corruption. En l’absence d’une volonté politique forte et d’un encadrement institutionnel contraignant, l’administration s’est montrée résistante aux transformations structurelles, protégeant des privilèges au détriment de l’intérêt collectif (Hibou, 2006). Ce verrouillage technocratique a largement contribué à la désillusion post-2011.
En 2022, dans un contexte de crise économique aiguë et de désaffection démocratique, Kaïs Saied s’impose avec le soutien d’une partie de la population et d’une élite technocratique recentralisatrice. La nouvelle Constitution, adoptée via un référendum peu participatif, renforce considérablement les pouvoirs présidentiels.
Cette reconfiguration du pouvoir s’inscrit dans un double rejet :
(1) Celui de la classe politique issue de 2011 et
(2), celui des ingérences perçues d’acteurs étrangers accusés de fragiliser la souveraineté tunisienne.
Bien que certains partenaires internationaux aient exprimé des inquiétudes sur le recul démocratique, l’aide économique, notamment via les négociations avec le FMI, reste un levier externe puissant qui façonne, en creux, les marges de manœuvre institutionnelles du pays (Mény & Surel, 2002 ; Hibou, 2006).
La Tunisie reste ainsi prise entre trois impératifs difficilement conciliables :
(1) assurer la stabilité,
(2) répondre aux attentes sociales et
(3) préserver les acquis démocratiques.
Si les constitutions changent, les dynamiques de pouvoir, elles, demeurent façonnées par le rôle ambivalent des élites, locales et étrangères, et par une bureaucratie profondément enracinée dans des logiques d’auto-préservation.
Enfin, l'absence de vision collective partagée continue de faire obstacle à l’émergence d’un véritable projet de développement national.
(*) Extrait d'un projet d'ouvrage non-encore publié.