Depuis 2011, la Tunisie a oscillé entre promesses démocratiques et blocages systémiques. Derrière les slogans de rupture, une autre trajectoire, s’est dessinée ; celle du retour progressif des élites de l’ancien régime, évincées dans l’immédiateté du soulèvement, mais jamais désarmées. Déchues de leurs positions, ces élites n’avaient plus rien à perdre.
Ce retour n’est ni accidentel, ni purement structurel. Il s’explique par un ensemble d’opportunités générées par la fragilité même de la transition. Face à des élites émergentes souvent novices, la logique du “retour de l’expérience” s’est imposée. Comme l’avait illustré Filippo Aglitti pour l’Italie postfascistes, les jeunes démocraties convoquent souvent les anciens gestionnaires pour combler le vide bureaucratique. Cette dynamique s’est doublée d’un phénomène bien documenté par Douglas North. C’est que dans les économies rentières, les postes publics deviennent des biens négociables.
Les groupes de pression issus du régime précédent ont su préserver, et parfois renforcer, leur emprise sur les secteurs stratégiques de l’économie, notamment dans l’énergie, l’importation et les infrastructures. Selon BM (2023), les 10 premières familles liées à l’ancien régime contrôlent encore aujourd’hui une part prépondérante des circuits d’importation de biens alimentaires et de matériaux de construction. Ce contrôle économique les rend indispensables à toute coalition au pouvoir, leur permettant de négocier une forme de retour par l’économie. Le projet TIUN (2022) a ainsi révélé que 70 % des marchés publics conclus après 2011 l’ont été avec des entreprises affiliées aux anciens réseaux politico-économiques.
Mais ce retour s’est également joué sur le terrain politique, souvent à travers des alliances implicites avec des partis, eux-mêmes, issus de la transition. La fragilité électorale, l’effondrement du débat programmatique et la montée de l’insécurité économique ont poussé plusieurs formations à nouer des pactes tacites avec des figures de l’ancien régime. L’étude de Ghada Awais (2023) montre que près de 48 % des membres des dernières législatures avaient reçu un soutien financier ou stratégique de personnalités liées à l’ancien régime, dans une logique d’échange mutuellement profitable. L’idéologie, dans ce contexte, est devenue un paravent. Elle a justifié les compromis, dissimulé les renoncements, et offert aux élites autoritaires un retour légitimé.
Encore plus troublant est le rôle actif joué dans la fabrique des crises. En fait, certains médias proches des anciens clans ont alimenté l’instabilité, fabriqué l’urgence, avant de proposer ces mêmes élites comme recours, en “sauveteurs du chaos”. Une stratégie subtile de captation de la demande de stabilité, analysée par Nancy Bermeo sous le terme de “révolutions dirigées”.
Enfin, ce retour a aussi été facilité par un silence intellectuel étonnant. Pendant que les équilibres se reconfiguraient en coulisses, nombre d’intellectuels ont préféré la posture de spectateur. Il aura fallu plus d’une décennie pour que certains découvrent que la question économique avait été négligée dans la transition ; un constat pourtant banal dans la littérature des années 1990, de O'Donnell à Bermeo, de Przeworski à Stepan. Ce décalage entre les outils critiques disponibles et leur mobilisation réelle a laissé le champ libre à des forces mieux organisées, mieux informées, et surtout moins naïves.
En fait, un régime peut changer sans que le pouvoir ne change de mains. Chez nous, la transition a au début renversé les figures mais non les mécanismes. Sous la cendre de l’espoir, les réseaux de l’ancien ordre ont repris feu.
Le retour des élites autoritaires, par construction inféodée a l’ancienne hiérarchie, ne s’est pas imposé par la force mais par la ruse de la recomposition. Il s’est inscrit dans une architecture feutrée de réinsertion, faite d’alliances électorales, de captation institutionnelle, de mainmise sectorielle et de manipulation des imaginaires collectifs. Ainsi, 3 canaux sont à souligner :
(1) le levier partisan, où le cas de Nidaa Tounes en constitue l’illustration la plus flagrante. Ce parti fondé sur une matrice anti-islamiste et un imaginaire de restauration étatique, il a rapidement attiré anciens gouverneurs, hauts fonctionnaires et cadres du RCD, leur offrant un canal de retour légitimé par les urnes. Derrière l’image de la modernité républicaine, le vieux personnel administratif a retrouvé place, fonction et parole. Ce processus n’a pas été marginal, puisque les travaux d’Akarli (2017) et d’autres ont montré que le noyau dur de Nidaa Tounes comptait plus de 30 % de figures ayant servi dans les appareils de l’État avant 2011.
Deuxièmement, l’intermédiation économique, portée notamment par des organisations professionnelles telles que l’UTICA. Loin de jouer le rôle neutre d’une confédération patronale, ce patronat s’est affirmé, dès 2012, comme un acteur politique à part entière, usant de son pouvoir de négociation pour bloquer certaines réformes fiscales et défendre les intérêts d’un capitalisme familial enraciné dans l’ancien régime. En l'absence de vetting institutionnel, le capital social des anciennes élites est devenu leur principal outil de reconquête.
Troisièmement, le pouvoir silencieux de la communication. Si l’arène parlementaire a été le théâtre visible de la transition, c’est dans l’espace médiatique que s’est noué une bonne part de la bataille du récit. Hannibal TV, propriété de proches de l’ancien régime, a multiplié dès 2012 les émissions nostalgiques où l’ordre, la sécurité et la grandeur nationale étaient associés à l’ère Ben Ali. Zitouna FM, de son côté, bien que située à l’opposé idéologique, a participé à la polarisation, créant un climat de guerre des valeurs propice au repli autoritaire. Dans les deux cas, les élites de l’ancien régime ont su instrumentaliser les clivages identitaires pour effacer leur propre responsabilité historique et se repositionner comme recours à l’instabilité.
Par ailleurs, le jeu des alliances conjoncturelles entre partis, syndicats et réseaux d’intérêts a complété ce paysage. Dans un contexte de détérioration des conditions économiques et sociales, marqué par le chômage, l’inflation et l’effritement des services publics, la montée du populisme a légitimé les discours de restauration. Certains partis ont alors justifié leurs alliances avec des figures issues de l’ancien régime au nom du pragmatisme, voire du salut national. Ce glissement a offert aux élites déchues non seulement une réhabilitation, mais une revanche symbolique.
Enfin, la résilience des élites de l’ancien régime en Tunisie résulte d’une transition incomplète, incapable d’atteindre les structures profondes du pouvoir. Pour y remédier, au moins trois leviers sont essentiels,
(1) l’assainissement juridique,
(2) la réforme administrative et
(3) le réveil intellectuel.
La justice transitionnelle a été inefficace, facilitant le retour des anciens réseaux. L’absence de renouvellement générationnel dans la haute fonction publique a permis leur maintien. Enfin, la mobilisation des compétences nationales est indispensable pour éviter les dérapages économiques aux effets néfastes sur la stabilité, la sécurité et l’unité du pays.
Mais, ce retour de l’ancien régime ne peut être pleinement compris sans considérer la dimension internationale. Le soutien conditionnel des bailleurs, centré sur des réformes économiques libérales, a fragilisé le tissu social et nourri le rejet des élites post-révolut2011. Par ailleurs, la complaisance de certains partenaires envers des figures issues de l’ancien régime, perçues comme garantes de stabilité, a indirectement facilité leur retour. Enfin, l’absence d’appui clair à la justice transitionnelle a laissé le champ libre à la restauration.