La gauche tunisienne, dans sa forme contemporaine, semble s’être enfermée dans un cercle virtuel. Depuis 2011, cette mouvance, qu’elle soit d’obédience extrême, médiane ou sociale-démocrate, donne l’étrange impression d’une parole qui s’agite, mais n'agit pas. Une parole souvent vibrante, parfois juste, mais trop rarement suivie d’un projet structurant, enraciné, capable d’habiter l’histoire au lieu de simplement la commenter.
Il ne s’agit nullement ici de jeter l’ombre du soupçon sur la génération fondatrice de la gauche tunisienne, ni sur ses intellectuels de rigueur, à l’image de Gilbert Naccache, dont l’engagement fut aussi profond que lucide. Cette gauche-là pensait, écrivait, militait, parfois souffrait, mais toujours pour construire. Elle liait les luttes sociales à une vision du monde, la critique du capital à une éthique de l'émancipation. Non, c’est à une gauche naissante, portée par une nouvelle classe politique médiatisée, que s’adresse ce constat. Celle qui, en deux décennies, s’est délestée de sa substance pour n’être plus que silhouette dans le théâtre politique tunisien.
Cette gauche-là, dans ses diverses déclinaisons, ne propose plus de modèle. Elle n’interpelle plus les structures, elle les commente. Son discours s’est replié sur des postures procédurières, des dénonciations morales, des appels à la traque des "malfaiteurs" et des "corrompus", sans jamais parvenir à articuler une alternative économique et sociale digne de ce nom. Or, à mon humble et modeste connaissance des principaux repères, la tradition marxiste qu’elle revendique, quand elle ne la travestit pas, nous enseigne que l’histoire ne se transforme ni par l’incantation ni par l’indignation, mais par l’action consciente sur les rapports sociaux. Par la pensée fondée, non par l’exaltation médiatique.
Pire encore, cette gauche, dans une part assez élevée, contemporaine, a souvent préféré l’alliance opportuniste avec le pouvoir en place, dans l’espoir de neutraliser – à tort ou à raison- un adversaire politique, à commencer par les islamistes, au lieu de défendre une ligne autonome, critique et progressiste. Ce calcul tactique a un coût. Il affaiblit en effet la crédibilité du discours, dilue la parole militante et creuse un fossé irréversible entre la gauche et les classes populaires. Elle se veut la voix du peuple, mais le peuple ne l’écoute plus, ou ne l’entend qu’à peine, tant cette voix semble parler une langue désincarnée.
À cela s’ajoutent les luttes idéologiques internes, vaines et épuisantes, que Hegel qualifiait de tragédies sans nécessité, car privées de fondement dialectique. Ces querelles intestines paralysent la pensée collective, détournent les énergies de l’essentiel, et donnent à voir une gauche obsédée par l’adversaire plus que préoccupée par le monde à transformer. Il en résulte une hémorragie de sens, une dilution de l’imaginaire politique, et surtout des coûts sociaux et collectifs considérables, i.e., dépolitisation, désengagement militant, perte de confiance des citoyens, effondrement de l’espoir.
Là où elle devait ouvrir une voie, la gauche contemple l’impasse. Là où elle devait construire un horizon, elle se contente de conjurer les spectres du présent. Pourtant, tout n’est pas perdu. Il reste, dans les marges, des voix lucides, des collectifs tenaces, des penseurs soucieux de réconcilier la théorie et la pratique, la parole et l’action. Mais il faudra plus qu’un sursaut. Il faudra réapprendre à penser depuis le réel, à tisser des alliances sociales durables, à élaborer des stratégies patientes, et surtout, à faire de la politique autrement, avec moins de gesticulation et plus de gravité.
Car il ne suffit pas de se dire de gauche pour être du côté de l’histoire. Encore faut-il la vouloir, cette histoire, et la faire advenir.