L’empathie entre les peuples arabes, malgré les barrières géographiques, les fractures politiques et l’éclatement des récits collectifs, demeure une force vive, difficile à neutraliser. Elle ne relève ni du slogan ni du réflexe idéologique. Elle s’enracine dans un tissu de mémoires partagées, de douleurs communes et de références symboliques puissamment ancrées.
L’histoire coloniale, la cause palestinienne, les promesses trahies du panarabisme, autant d’éléments qui ont nourri, au fil des décennies, un sentiment d’appartenance transfrontalière, parfois diffus, mais toujours réactif. Une langue unique, des codes culturels communs, un imaginaire religieux transversal, et, surtout, une perception sensible de l’injustice, ont tissé cette solidarité affective entre peuples, bien souvent plus forte que les intérêts d’État ou les contingences politiques.
Cette empathie, supranationale par essence, s’est maintenue dans les plis discrets de la culture populaire. Elle circule dans la transmission familiale, dans les sermons transmis du vendredi (transmis médiatiquement), dans les récits oraux ou les chansons de lutte. Elle se loge dans le regard inquiet porté sur l’actualité du Proche-Orient, dans la résonance d’un nom, d’un drapeau, d’un cri. Les sciences du comportement ont montré que l’empathie trouve sa source dans la capacité à reconnaître l’autre en soi, et c’est précisément cette reconnaissance qui opère ici, facilitée par la proximité culturelle, linguistique, et surtout, mémorielle.
En Tunisie, pourtant, tout semblait annoncer un lent déclin de cette sensibilité partagée. Depuis l’indépendance, l’État a méthodiquement entrepris de moderniser ses institutions, ses récits et ses modèles de référence. L’école républicaine a remplacé les chants d’unité par les manuels de rationalité. Les récits panarabes ont été remisés au rang d’épisodes historiques, tandis que l’individu devenait la mesure du politique.
Par ailleurs, l’élite, formée aux standards de la pensée occidentale, a cherché à arrimer le pays aux logiques de l’État-nation, de la compétitivité, de l’universalisme abstrait. Le tissu social, quant à lui, s’est délité. En effet, la tribu s’est effacée, le quartier s’est atomisé, les solidarités traditionnelles se sont fragmentées sous l’effet de l’urbanisation, de la sécularisation et de la globalisation culturelle. Mais, le primat de l’intérêt personnel, la marchandisation de l’espace public, et la standardisation des désirs ont progressivement dessiné un paysage mental où la fraternité panarabe semblait n’avoir plus sa place.
Et pourtant. Rien n’y fait. L’empathie demeure. Résistante, souterraine, persistante. À plusieurs reprises, la société tunisienne l’a prouvé avec éclat. En 1982, lorsqu’après les massacres de Sabra et Chatila, la Tunisie accueille les cadres de l’OLP, c’est toute une population qui adhère, silencieusement mais profondément, à ce geste. Aucun rejet, aucun débat, seulement le sentiment d’un devoir accompli. En 1991, durant la guerre du Golfe, les foules étudiantes envahissent Avenue Mohamad V en soutien à l’Irak, bien avant que les autorités n’adoptent une posture officielle. Là encore, c’est la rue qui parle la première, mus par une intuition morale qui transcende les doctrines. En 2011 enfin, alors que la Libye sombre dans le chaos, ce sont près d’un million et demi de réfugiés libyens qui franchissent la frontière tunisienne. Sans structures d’accueil, sans plans de contingence, ce sont les habitants du sud, parfois eux-mêmes démunis, qui ouvrent leurs portes, nourrissent, hébergent, soignent. Ce n’est pas un geste humanitaire, c’est un acte de reconnaissance. L’autre n’est pas un étranger. Il est un proche.
Ces faits, pris isolément, pourraient paraître anecdotiques. Mais pris ensemble, ils dessinent la cartographie d’une mémoire active. Une mémoire morale, enracinée dans le quotidien, transmise sans proclamation, agissante sans institution. Loin d’être un vestige idéologique, cette empathie révèle une vérité plus profonde; celle d’un inconscient collectif où l’identité arabo-musulmane n’a jamais cessé d’être géographique autant que symbolique. Elle n’est pas une carte, elle est une conscience.
Et pourtant, je ne crois pas encore que la réponse définitive à ce mystère soit trouvée. Elle ne se donne pas dans les lois, ni dans les politiques publiques. Elle se cherche dans les profondeurs muettes de l’imaginaire collectif, là où l’être tunisien, même sans l’avoir appris, sait instinctivement que sa structure identitaire touche quelque part à Damas, à Bagdad, à Jérusalem. Il est alors permis d’affirmer que si un Tunisien ne ressent pas, ne serait-ce qu’un frémissement de conscience pour la cause palestinienne, non comme un objet d’actualité, mais comme une noblesse troublante et inassimilable, il lui faudrait revisiter les fondations de sa propre culture. Car dans cette région du monde, ne pas reconnaître autrui comme frère, c’est risquer de n’être plus tout à fait soi.