Selon la littérature, les transitions sont ces rares et précieux intervalles où le destin d’une nation hésite entre ombre et lumière. Moments de grâce historique, elles portent en elles la déchirure nécessaire et l'aurore promise ; cette aspiration collective à briser les chaînes d'un passé douloureux pour édifier un futur fondé sur la justice, la reddition des comptes et l'ouverture. En ces instants où tout semble possible, la question du leadership devient sacrée. A qui confier ce passage périlleux ? Qui saura métamorphoser la révolte en renaissance, l'indignation en édification ?
La raison, autant que la morale, s’élèvent contre la tentation de confier cette tâche sacrée à ceux qui gouvernaient hier. Ces vestiges du pouvoir, qu'on nomme pudiquement "l’ancienne garde", sont prisonniers des institutions, des réseaux et des réflexes qui ont forgé l'ordre déchu. Leur compétence même devient suspecte ; ne sont-ils pas, par essence, les gardiens inconscients de ce qu'il faut dépasser ?
L'histoire contemporaine nous crie ses avertissements. Des plaines de l'Europe de l'Est aux terres brûlantes du monde arabe, lorsque les transitions sont confiées aux anciennes élites, celles-ci deviennent des fossoyeuses de l'espoir. Sous le masque des réformes, elles préservent l'essentiel : leurs privilèges, leurs réseaux, leur impunité. La démocratie n'est alors qu'un décor où se rejoue la même tragédie (Levitsky & Way, 2010 ; Bermeo, 1997).
Mais le pire danger est plus insidieux. Il s’agit de la trahison de l'âme populaire. Une transition est d'abord une promesse faite au peuple ; celle d'une rédemption collective. Lorsque les visages d'hier prétendent incarner le changement, c'est cette promesse qu'on assassine. La défiance s'installe, plus corrosive que toutes les répressions. L'Égypte post-2011 nous en a donné la terrible leçon, à savoir que rien ne tue plus sûrement une transition que le retour des anciens maîtres (Brumberg, 2013).
Pourtant, le dilemme est cruel. Si les nouveaux venus ont la pureté des convertis, ils manquent souvent de cette science obscure qui fait fonctionner les États. Comment gouverner quand on n'a jamais gouverné ? Comment réformer ce qu'on ne connaît qu'en théorie ?
C'est là le drame grec de toute transition : il faut à la fois la virginité des idées et l'expérience des choses. Comme l'a montré Theda Skocpol (1982), renverser un régime ne suffit pas, il faut bâtir les institutions qui en garantissent l'héritage.
Alors, comment traverser ce gué ?
La solution n'est pas dans le retour aux anciens, mais dans l'invention d'un équilibre nouveau. L'expertise n'est pas l'apanage des compromis. Des mains propres peuvent piloter l'État transitionnel. Ces technocrates intègres, ces fonctionnaires irréprochables qui maintiennent la machine en marche pendant que s'élabore le nouveau contrat social. La Tunisie nous en a offert l'exemple lumineux (Yerkes, 2012).
Parallèlement, il faut investir dans l'avenir: former ces nouveaux leaders, leur donner les armes du pouvoir. L'inexpérience n'est qu'un état temporaire, et le prix modique à payer pour une vraie rupture.
Certes, les erreurs seront nombreuses, les dysfonctionnements inévitables. Mais ces tâtonnements valent mieux que la perfection mortifère des systèmes verrouillés.
Confier une transition à l'ancienne garde, c'est demander à des sculpteurs de tombes de bâtir des berceaux. C'est prendre l'habitude pour la sagesse, la routine pour la vertu. Une vraie transition doit être menée par ceux qui rêvent l'avenir, non par ceux qui ont administré le passé.
Oui, les transitions sont fragiles. Mais leur fragilité même exige non de la prudence, mais de l'audace. L'audace de croire en des voix nouvelles. L'audace de rompre vraiment. L'audace d'inventer une autre manière d'être ensemble.
Car au fond, chaque transition est un pari sur l'homme, sur sa capacité à se dépasser, à renaître de ses cendres. Et ce pari-là ne se gagne jamais en regardant en arrière.