Le moment machiavélien de l’Europe

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Lorsque la crise récessionniste frappera réellement et que la colère explosera, vont les élites pouvoir l’affronter ? Auront-elles « l’acier » nécessaire pour résister à la colère ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais peut-être que les élections américaines sont le début d’un nouveau « Tournant » (au sens de « Quatrième Tournant » [1]). Bien sûr, ce qui se passe aux États-Unis est aujourd’hui une des premières préoccupations pour beaucoup de gens ; et bien que cela ne se produira que l’année prochaine – peut-être de manière chaotique – les graines semées le 3 novembre, et dans son sillage, nous amèneront à un tournant :

((Le projet centralisateur de « l’éveil » progressiste en Etats-Unis d’Amérique Bleue et dans l’Europe de Merkel a-t-il le « cran » de persévérer – ou ses dirigeants vont-ils se replier face aux crises qui approchent – et à la colère du peuple qui en découle ?)]

Le projet a trois axes principaux :


• La centralisation de Big Tech et des grands médias ;

• La concentration des technologies bancaires et financières dans les banques centrales centralisées ;

• Et la centralisation de Merkel de la politique en Europe, à la tête d’un empire qui prétend occuper le « terrain moral ».

Ce qui est si important dans l’élection US, ce qui est si important dans les quatre dernières années mouvementées à Washington, c’est qu’il a été mis de côté toute illusion de démocratie et démontré sans détours que le vrai pouvoir est exercé par une clique de milliardaires.

Les Européens qui ne disposent que de peu d’informations indépendantes pourraient être les derniers à le constater. Mais il est certain que la Chine, la Russie, l’Amérique Latine – et le Moyen-Orient, qui ont le plus souffert des sièges et des guerres « morales » de l’Amérique et de l’Europe – en ont pris bonne note. Ils ne toléreront pas davantage les pressions morales européennes ou étasuniennes.

Nous pouvons regarder en arrière et conclure que l’après-guerre a réellement pris fin le 3 novembre.

Que s’est-il passé ?

Pour la plupart des Etasuniens, si on leur demandait ce qui les a rendus étasuniens, ils marmonneraient probablement à propos de la Constitution, de ses premier et cinquième amendements, de son éthique fondatrice. Mais les tribunaux et les institutions US ont « évolué » sous l’influence d’un activisme qui modifie les anciennes règles pour y intégrer de « nouvelles valeurs ».

Même la Cour Suprême, dont trois des juges ont été nommés par Trump, ne considère plus la Constitution comme un « contrat » entre 50 États souverains. Le jury final est désormais reconnu comme étant l’opinion publique (tel que scénarisée et dirigée par Big Tech et les grands médias). Les Etasuniens qui ont épousé cette notion traditionnelle d’identité ont découvert que tout cela n’était qu’un mythe. Ils ont le sentiment que leur propre création s’est retournée contre eux.

Puis les élections – le mécanisme de la transition du pouvoir : la semaine dernière, Fox News a publié un sondage qui indique que 68% des Républicains pensent que l’élection a été volée au président Trump. Dans l’ensemble, 36% des électeurs étasuniens disent qu’ils pensent qu’il s’est fait voler l’élection. Que l’on pense ou non qu’il y a eu une fraude électorale décisive, les États-Unis – l’Avatar de la démocratie – déballent leur longue tradition de fraude électorale et lavent leur linge sale sous les yeux du public.

Peut-être que dans un an environ, les États-Unis auront une enquête. Elle conclura qu’il y a effectivement eu fraude, mais le président de l’époque, Biden, dira simplement aux Etasuniens que ces lacunes sont « toutes corrigées maintenant ». Qui le croira ?

Pour l’instant, Big Tech et les grands médias se contentent de répéter « aucune preuve » et de supprimer ou de censurer les messages régulièrement. Ensuite, ils lavent, rincent et effacent tous ceux qui ne sont pas d’accord avec leur détermination de ce qui constitue les meilleurs « intérêts » des Etatsuniens en matière de santé, de pandémie ou de vaccin. On dit aux Etasuniens qu’ils doivent se conformer – et détenir un certificat de vaccination pour le prouver. Mais le feront-ils ?

Et les sorciers de la Banque Centrale admettent – enfin – les distorsions économiques et sociales massives perpétuées par leurs politiques, et ils acceptent aussi qu’ils se soient mis dans une impasse, se retrouvant sans outil pour en sortir. Ils ne peuvent que continuer de faire la même chose (jusqu’à ce que quelque chose casse). Et quand ce sera le cas, les élites auront-elles « l’acier » nécessaire pour résister à la colère ?

Et, enfin, au pivot de l’UE : Perry Anderson, dans un article intitulé « The European Coup », passe en revue un livre écrit par un « vrai croyant » et initié de l’UE – van Middelaar (qui faisait partie du cabinet de Van Rompuy, le premier président à temps plein du Conseil européen) :

« Pendant soixante-dix ans », commence le livre, « les conditions préalables du jeu des miracles : une société libre qui n’est plus en vue » – alors qu’en Europe, on parlait uniquement de croissance, d’éducation, de santé et autres, sans se soucier des questions primordiales de « l’État et l’autorité, la stratégie et la guerre, la sécurité et la frontière, la citoyenneté et l’opposition ». Puis, soudainement, les crises se sont succédé : « les banques se sont effondrées, l’euro a vacillé, la Russie a annexé la Crimée, un grand nombre de personnes désespérées ont tenté de traverser l’Europe, et Donald Trump a tiré le tapis de sécurité des États-Unis de sous le continent européen ».

Il s’avère que la réponse à cet enchaînement de maux suivait en réalité le plan de route US : « l’entrisme » des personnes partageant la même idéologie dans les institutions et les médias européens, ainsi que le mépris institutionnel des anciennes règles qui devaient maintenant être mises à jour avec l’agenda progressiste de Bruxelles :

« D’abord, il y a eu les problèmes de la monnaie unique. La déclaration de Merkel selon laquelle « si l’euro échoue, l’Europe échoue » a été décisive, annonçant la montée en puissance de l’Allemagne dans l’Union. Les mesures qui ont suivi ont-elles respecté le Traité de Maastricht ? Non, et c’est tant mieux. « L’Europe » l’a emporté sur Maastricht. Car les propos « apparemment naïfs » de Merkel cachaient une vérité rarement mise en avant : « les États s’étaient engagés à la fondation de l’Union non seulement à respecter le droit de l’Union, mais aussi à maintenir l’Union en tant que telle. Dans les situations d’urgence, par conséquent, enfreindre les règles pourrait en fait équivaloir à être fidèle au contrat » …

« La même chose vaut pour les mesures financières et politiques sévères prises par Berlin, Francfort et Bruxelles pour évincer les gouvernements faibles du sud de l’Europe, sévir contre le joueur Varoufakis et contourner le chantage de l’opposition britannique au Pacte budgétaire européen », a soutenu van Middelaar. La responsabilité et la solidarité ont été « les mélodies fondamentales de l’Union » pour éloigner l’Europe des « risques incalculables » d’une sortie de l’euro de la Grèce …

« Enfin, le double coup du Brexit et Trump … Ainsi, pour van Middelaar … à ce moment machiavélien, l’Europe, selon la mémorable formule de Merkel, s’est montrée capable de « prendre son destin en main ». À Paris, Macron s’est avancé au son de ‘l’Ode à la joie‘ et l’UE s’est unie derrière la détermination de punir la Grande-Bretagne pour sa désertion. Sa position est parfaitement rationnelle : « Pour parler franchement, il ne serait pas dans l’intérêt de l’Union que les choses se passent bien dans le Royaume-Uni de l’après-Brexit… Donald Tusk donne donc à l’Irlande un droit de veto sur le processus de retrait, Bruxelles soutenant fermement Dublin. Mais c’est surtout l’éveil de la puissance décisive de l’Allemagne aux enjeux en question qui a fait du Brexit l’heure de gloire de l’Union ».

Le livre de Middelaar conclut que si, en son temps, l’usine à règles de la Commission à Bruxelles avait fait un travail remarquable en révélant au grand public « combien il est difficile d’échapper à ses griffes ». « Pourtant – bien qu’elle ait conservé techniquement le monopole de l’initiative législative – ce rôle est passé au Conseil de l’UE (des ministres). Pour que les États membres puissent offrir à leurs peuples un rôle puissant dans le monde, une « émancipation de l’exécutif » de l’Union était vitale ».

« Le Conseil traite des « Chefsachen » – les questions de l’exécutif et non de basse réglementation, en séance privée. Les 28 chefs de gouvernement s’appellent par leur prénom et peuvent se retrouver à prendre des décisions qu’ils n’avaient jamais imaginées avant de se réunir pour une « photo de famille » devant les caméras du millier de journalistes réunis pour entendre la nouvelle – leur présence rend « l’échec impossible », puisque chaque sommet (à une seule exception regrettable) se termine par un message d’espoir et de détermination communs. Flanqué de son fidèle « Eurogroupe » des ministres des Finances et surtout de la Banque Centrale Européenne, « version monétaire du passage à la nouvelle politique de l’Europe » capable d’une action tout aussi décisive pour la défense de la monnaie unique, ce Conseil n’est pas un conseil que l’on peut parer du ruban académique de la légitimité. Ce qu’il porte maintenant, c’est quelque chose de plus ancien, de plus ferme et de plus vaste – l’uniforme de l’autorité ».

Eh bien, grâce au « Grand Perturbateur » (Trump), comme David Stockman a l’habitude de l’appeler, de nombreux Etasuniens en sont venus à penser que leur vote n’a aucune importance aux yeux de ceux qui pilotent « le projet de centralisation ». Qu’il y a peu de comptes rendus et que tous les bénéfices reviennent à l’oligarchie. Ils se sentent privés de leurs droits – et sont en colère.

Mais ce qu’ils vivent de manière traumatisante, c’est la transition prévue de la « politique des règles » à l’ère du consensus forcé – comme Middelaar l’a si fièrement décrit.

Le modus operandi du projet, qui consiste en une avancée apparemment « dépolitisée » vers la centralisation, s’est cependant heurté au « rocher » toujours imprévisible de Trump qui a l’intention d’aller tout droit – et de dépasser – la « fraude » électorale.

Même si cela dépasse le 6 janvier (ou l’inauguration de Biden), il semble évident que Trump est déterminé à ce que les entrailles de l’élection – avec toutes les empreintes digitales – soient retirées, et mises à nu. Cette éventualité n’était pas totalement prévue dans le plan : Trump était censé, sous la pression, finir par céder. C’est donc loin d’être terminé. L’élection et Biden personnellement sont illégitimes pour la moitié des Etats-Unis : Le « barrage » des grands médias réussira-t-il à retenir les eaux à ce niveau ?

Habituellement, ces « coups d’État » sont censés se dérouler dans le calme – avec des décisions présentées comme des nécessités « dépolitisées », imposées par une série d’urgences (Covid étant l’exemple le plus évident) – ce qui fait que toute opposition est considérée comme « extrémiste », voire comme un « risque pour la sécurité » (comme dans le cas des anti-vaccins).

Cependant, des risques sont liés au stratagème du « consensus coercitif » des plateformes technologiques US et à la tactique similaire de Merkel qui consiste à déclarer les mesures « alternativlos » (sans alternative, ou TINA) – une des formules favorites de Merkel. Cette stratégie du fait-accomplis sans cesse répété alimente le scepticisme du public : Le public l’entend comme « c’est comme ça que cela vous plaise ou non » et il se met plus en colère.

La politique US actuelle n’est pas seulement polarisée, elle est empoisonnée. Néanmoins, Merkel et l’Allemagne (ainsi que l’UE), dans un mouvement concerté, poursuivent leurs efforts, se plaçant ainsi à l’avant-garde de ceux qui convoquent l’élection de Biden presque immédiatement. C’était une pratique totalement européenne : le leitmotiv de la dépolitisation est invariablement accompagné du mantra « solidarité et responsabilité ».

Le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a immédiatement accusé Trump de « verser de l’huile sur le feu » de manière irresponsable et de créer une situation de spirale descendante, pouvant mener à ce qui, selon la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, serait une « crise constitutionnelle ». Et Angela Merkel a qualifié le comportement de Trump « d’horrible ».

Pourtant, par son enthousiasme précoce pour la « victoire » de Biden, Merkel a ouvertement fait preuve de partisanerie européenne : Mais en s’adressant aussi ouvertement aux Démocrates, elle montre au monde que l’UE est un partenaire à part entière de l’État Bleu – ce dont personne ne doute dans les pays non occidentaux. L’UE de Merkel a fidèlement suivi les États-Unis en sanctionnant la Russie, la Syrie et d’autres pays – et a en fait profité des sanctions US pour montrer d’une certaine manière que l’UE occupe une position morale élevée (bien qu’elle ait participé à presque toutes les actions US).

Les signes d’un nouveau paradigme post-électoral sont déjà évidents : La Hongrie et la Pologne ont pris en otage le budget de l’UE et le Fonds de Relance – et Merkel a cédé. Une autre goutte d’eau dans l’océan est la façon dont la Chine, fatiguée d’être accablée par l’Australie qui répète tous les tropes US anti-chinois, prévoit de réduire les importations de charbon australien. Cela fait suite à des mesures similaires prises par Pékin pour freiner le commerce d’autres produits de base essentiels : le vin, l’orge, la pêche et le bois.

Ce que le résultat du 3 novembre signifie en fin de compte pour les États-Unis est incertain. Pour l’Union européenne, les conséquences sont également profondes. Elle ne peut y échapper. Les élections étasuniennes braquent les projecteurs sur le projet européen, autant que sur le projet étasunien, car ils ont tout deux la même substance. Le même « libéral », « hautement-moral », est exposé comme une illusion (l’UE est ombilicalement liée à l’État profond US) ; le même « solidarité et responsabilité » est à nu ; l’alignement sur les sanctions et les sièges étasuniens peut devenir un handicap (notamment vis-à-vis de la Chine) ; et le stratagème du « consensus forcé » est quotidiennement discrédité par la main lourde de Besos et Zuckerman.

Une fois de plus, la question est de savoir si ces élites sont aussi solides et confiantes qu’elles le paraissent. Lorsque la crise récessionniste frappera réellement et que la colère explosera, vont-elles pouvoir l’affronter ? Trump et ses partisans peuvent en conclure que ce sera précisément le moment d’aller dans la rue.


Notes

[1] « The Fourth Turning » : Les auteurs William Strauss et Neil Howe ont introduit une théorie dans leur livre, décrivant les cycles générationnels récurrents qui se sont produits tout au long de l’histoire étasunienne.

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