Algérie : Le système et les Algériens « hors cadre »

Par : Mohamed Salhi

Plus de 1300 jours pour Mohad Gasmi, plus de 1000 jours pour Nabil Mellah, plus de 400 jours pour Ihsane El Kadi et Mohamed Tadjadit qui se retrouve, à nouveau, en prison, à la veille du 22 février, date du Hirak “béni” qui n’en finit pas d’être incarcéré par un système vermoulu, mais toujours aux aguets. Et il y en a beaucoup d’autres qui sont en prison, juste pour s’être exprimés, juste pour avoir l’ambition d’agir en citoyens, comme le rêvaient et le voulaient les pères de l’Algérie indépendante.

Qui sont-ils ces individus aux parcours divers qui se sont retrouvés à travers leurs luttes, leurs combats, associés dans une espérance et dans une quête de liberté, qu’on emprisonne ? La réponse coule de source et elle ne relève pas de l’ironie : ils sont la vraie “Nouvelle Algérie”, celle qui cherche à renouveler le projet national, qu’une déjà vieille Algérie, très “assise”, oublieuse de la jeunesse dynamique de la révolution, œuvre à étouffer, à empêcher, au risque de faire rater au pays les virages et les adaptations nécessaires dans un monde de plus en plus complexe.

Une classe politique “bornée”

En politique, la vieillesse est beaucoup moins une affaire d’âge que d’état d’esprit et de vision. Ahmed Ouyahia était plus jeune que Hocine Aït Ahmed, mais il a été, jusqu’à son incarcération pour corruption, l’incarnation d’une Algérie immobile où les détenteurs de pouvoir se contentent de dilapider le capital matériel et symbolique du pays. Il est, comme une grande partie de ce qu’on appelle improprement la “classe politique”, le produit fini du système mis en place à l’indépendance et qui, depuis les années 80, n’en finit pas de dégénérer.

Ce sont des jeunes déjà vieux car ils ne peuvent s’émanciper, ou même vouloir s’émanciper des règles du régime. Cela donne des variétés de “personnages”, comme Benflis, Sellal, Bouchouareb, Ouyahia… et d’une immense multitude d’autres qui accèdent aux honneurs - et à la rente - mais qui n’existent pas politiquement. C’est en cela qu’ils sont déjà “vieux” au moment d’accéder aux affaires alors que des gens de leur âge, refusant d’humilier leur intelligence, sont restés dans la marge ou bien se sont exilés.

Un système “autophage”

Cette “classe politique” - dans laquelle il faut inclure une “opposition” fictive qui reproduit naturellement toutes les tares du système incarne en fait l’Algérie autoritaire où la citoyenneté est une hérésie. Même ceux qui sont dans la posture d’opposant ont perçu le Hirak comme une menace, car sa revendication d’un changement réel avec un rétablissement de la souveraineté populaire signifiait une fin de mission dans le jeu factice de “l'animation” qui leur est dévolu.

Le thème “complotiste” à propos Hirak apparaissait dominant chez cette opposition bousculée dans son confort par une jeunesse qui, ce fut une belle surprise, connaît plutôt bien l’histoire. Cette classe politique participe à la conservation d’un système devenu “autophage”, selon l’expression du sociologue Ali El Kenz. Formule éclairante qui explique comment l’effort initial de développement des premières années de l’indépendance est finalement stoppé, puis détruit par un système fondé non sur le travail ou l’entreprise, mais sur la rente et la prédation. Faire de la “politique” dans ce système, c’est accepter ses “règles”, non écrites, c’est s’interdire de penser en dehors du “cadre” - qui peut oublier le “cadre” de Bouteflika signifiant de manière à peine subliminale que l’Algérie ne peut envisager un futur hors de ce corps impotent -, c’est continuer à gérer sa petite carrière en contribuant à l'anthropophagie générale.

Des Algériens “hors cadre”

Les acteurs de ce système - dont les bornes mentales coincent le pays dans une pente de dégradation continue - ne peuvent supporter des Algériens “hors cadre” comme Mohad Gasmi, Nabil Mellah, Ihsane El Kadi, Mohamed Tadjadit et tant d’autres qui ont émergé durant le Hirak et qui étaient, dans leur diversité la promesse d’un réel changement; promesse d’une Algérie qui ne se ment pas - on ne dira jamais assez à quel point la propagande du régime finit, par effet de matraquage, amène ses acteurs à s’auto-intoxiquer et à provoquer une dissociation avec la réalité -, d’une Algérie qui sait qu’elle a raté de nombreuses opportunités historiques et qu’il faudrait, pour se mettre à jour, dépasser les “bornes” du régime, celles qui appauvrissent la réflexion collective du pays, celles qui l’affaiblissent.

Qui est Mohad Gasmi? Un enfant du sud qui a compris que les droits de l’homme servent les femmes et les hommes de ce pays, servent le pays. Un homme qui a compris que l’écologie n’est pas un thème pour bobos occidentaux mais une question de vie ou de mort pour le pays. C’est un enfant du sud qui croit à l’effort et qui de sa prison à Adrar a préparé - et obtenu - son baccalauréat. Mohad Gasmi n’est pas un terroriste, c’est un combattant pacifique qui veut un pays à la hauteur des combats menés par les aînés.

Qui est Nabil Mellah? Un des plus brillants entrepreneurs de ce pays et aussi un citoyen engagé qui ne se contente pas de faire marcher son entreprise, un citoyen qui s’exprime, dévoile et critique, avec une belle et douce ironie, les situations absurdes et coûteuses dans lesquelles végètent le pays. Dans un autre pays, les sorties de Nabil Mellah sur le “tiribarkisme” érigé en système de gouvernance auraient été perçues comme des alertes, des invitations à corriger. Dans l’Algérie “bornée”, cela passe pour une insupportable hérésie qu’il faut embastiller à tout prix.

Qui est Ihsane El Kadi? Un journaliste libre, un militant de la démocratie fils d’un cadre de l’ALN. De quoi est-il coupable ? D’être libre, comme le prévoyaient, pour nous tous, les militants du mouvement national, coupable de dire que la fidélité au combat libérateur ne peut s’accommoder des “bornes” mentales d’un régime pour qui les Algériens ne sont pas “aptes” à la démocratie et pour qui un homme libre est nécessairement un “dangereux subversif”.

Qui est Mohamed Tadjadit? Un jeune en colère qui parle, écrit des poèmes, ne veut pas prendre le Boti pour errer en exil, un jeune qui rêve de justice. Ce n’est pas un terroriste, c’est juste un jeune qui, avec ses mots, ne respecte pas les “bornes” d’un régime usé.

Mohad, Nabil, Ihsane, Mohamed et les autres sont bien les représentants de cette Algérie qui lutte pour changer et enrayer le tragique déclin d’un pays né d’une grande révolution. Ils sont les symboles d’une espérance emprisonnée.

Par : Mohamed Salhi

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