La condamnation d’Abir Moussi à 12 ans de prison dépasse de loin le sort individuel d’une figure politique. Elle s’inscrit dans un climat délétère où la justice n’apaise plus mais fracture et où chaque verdict résonne comme un coup de plus porté à l’idée même d’un espace public pluraliste.
Cette condamnation agit aussi comme un révélateur brutal des contradictions, des aveuglements et des dérives cumulées qui ont miné la trajectoire tunisienne depuis la révolution jusqu’à enfermer le pays dans une logique de règlements de comptes et de confiscation du politique.
Il serait intellectuellement malhonnête de dissocier Abir Moussi de son propre combat contre la démocratie naissante. Son parcours politique reste indissociable d’une hostilité frontale au pluralisme issu de 2011. Sous les dehors d’une lutte acharnée contre l’islam politique, elle a œuvré sans relâche à délégitimer l’expérience démocratique, assimilant Ennahdha, alors force centrale du pouvoir, à une simple excroissance d’une organisation terroriste internationale, étrangère aux intérêts nationaux et inféodée à des agendas extérieurs liés aux Frères musulmans. Cette rhétorique, souvent comminatoire, relevait moins du débat politique que d’une logorrhée accusatrice, cherchant à substituer l’anathème à l’argument et la suspicion permanente à la confrontation rationnelle des idées.
L’histoire, cependant, se montre cruellement ironique. Car c’est précisément le choix d’Ennahdha et de ses partenaires de refuser une loi d’exclusion politique qui a permis à Abir Moussi et à d’autres héritiers de l’ancien régime de réintégrer l’arène publique. Ce refus du bannissement, aussi contesté qu’il ait été, a ouvert la voie à leur liberté d’expression, à leur représentativité partisane et à leur présence au Parlement de 2019.
Sans cette décision, Abir Moussi serait sans doute restée confinée à la marge de l’histoire, son passé politique se résumant à celui d’un séide d’un régime autoritaire, simple relais du RCD qui a étouffé la société tunisienne et imposé pendant des décennies un silence dédaigneux aux aspirations populaires.
Plus troublant encore; malgré son hostilité déclarée à Ennahdha, malgré ses pratiques brutales au sein du Parlement, ses provocations répétées, parfois spécieuses, et ses alliances assumées avec les Émirats arabes unis dans une stratégie régionale visant à abattre l’islam politique et à avorter l’expérience démocratique tunisienne, Abir Moussi n’a jamais été emprisonnée sous les gouvernements issus de la révolution. Sa parole, bien que profondément excluante, n’a pas été confisquée. La démocratie qu’elle combattait lui offrait paradoxalement ce qu’elle refusait aux autres: le droit d’exister politiquement.
La tragédie atteint son point culminant avec l’avènement du régime putschiste de Kaïs Saied. Abir Moussi, qui avait contribué, ouvertement et tacitement, à la chute de l’édifice démocratique, s’est retrouvée prise au piège de la même mécanique qu’elle avait aidé à enclencher.
Le pouvoir personnel ne connaît ni fidélité durable ni gratitude politique. Il avance par une concentration des pouvoirs toujours plus étouffante, dans une logique de backslisting assumé, où chaque voix discordante finit tôt ou tard par être réduite au silence. En ce sens, Abir Moussi n’a pas connu un sort d’exception; elle a rejoint la cohorte disparate des opposants, de toutes tendances confondues, broyés par un système qui ne tolère que l’adhésion, l’obéissance et la peur.
Les réactions de ses partisans après l’annonce du verdict traduisent, elles aussi, une faillite politique, morale et intellectuelle. Au lieu de dénoncer le régime actuel, ses pratiques autoritaires et son mépris des libertés fondamentales, beaucoup se sont réfugiés dans une attaque mécanique contre l’islam politique et Ennahdha, comme si ce discours ressassé constituait l’alpha et l’oméga de toute analyse.
Cette posture, à force d’être répétée, devient creuse, presque irrémissible dans son incapacité à nommer la réalité d’un pouvoir qui réprime sans distinction et pour lequel les ennemis d’hier comme les alliés d’avant-hier sont interchangeables.
Il n’en demeure pas moins que la condamnation à 12 ans de prison est sévère, disproportionnée et profondément injuste. Quelles que soient ses erreurs, son idéologie d’exclusion et son discours fondé sur la haine et la division, Abir Moussi reste une citoyenne tunisienne. La priver de liberté pour ses positions politiques, aussi choquantes soient-elles, revient à consacrer la défaite de l’État de droit. La prison, dans ce cas précis, n’est pas un acte de justice, mais un aveu d’impuissance politique et morale.
Ce jugement s’ajoute ainsi à la longue liste des fautes d’un régime qui, sous couvert de salut national, multiplie les atteintes aux libertés et enferme le pays dans une spirale autoritaire. Il vient confirmer que la Constitution imposée par Kaïs Saied n’a pas instauré un nouvel équilibre institutionnel, mais a transformé les pouvoirs législatif et judiciaire en fonctions subalternes, instrumentalisées au service d’un seul homme. Ce schéma, désormais limpide, relève moins de la réforme que de la confiscation pure et simple de l’État.
En deux mots, l’affaire Abir Moussi n’est ni une victoire politique ni une réparation symbolique. Elle est le miroir d’une Tunisie fatiguée où les ennemis déclarés de la liberté ont prospéré grâce à la liberté, avant d’être engloutis par un système qui ne laisse plus aucune place à la dissidence. Dans ce paysage assombri, la condamnation d’Abir Moussi n’apporte ni justice ni apaisement; elle marque une étape supplémentaire dans un processus de déshumanisation du politique, où l’on ne débat plus, où l’on ne convainc plus, mais où l’on réduit, enferme et fait taire.