Dans la pénombre politique qui s’est abattue sur la Tunisie depuis le 25 juillet 2021, l’arrestation d’Ayachi Hammami, arraché à son domicile pour purger une peine de prison de 5 ans, résonne comme un nouvel acte d’une tragédie nationale qui semble ne plus vouloir finir. Avec lui, ce n’est pas seulement un opposant que l’on fait taire, mais l’une des figures les plus constantes, les plus cohérentes et les plus estimées de la scène politique et syndicale tunisienne.
Car Ayachi Hammami n’est pas un homme ordinaire. Son nom s’inscrit dans une longue trajectoire de lutte, de fidélité et d’engagement légaliste et moral. Avocat de formation, militant de toujours, il a traversé les sombres décennies avec la même droiture inflexible, refusant les calculs opportunistes, les compromis faciles ou les petites trahisons qui jalonnent trop souvent la vie publique.
Dans les syndicats, dans les mouvements démocratiques ou dans les combats pour les libertés, Hammami a toujours incarné une gauche profondément humaniste, intellectuellement rigoureuse et hostile à toute forme d’autoritarisme. Même ses adversaires politiques lui reconnaissaient, sans ambages, cette constance rare: la sincérité absolue de sa parole, son refus obstiné des privilèges et une dignité qui force le respect.
Quelques heures avant son arrestation, Hammami a publié une vidéo devenue depuis un document moral et politique d’une force exceptionnelle. On l’y voit calme, lucide, presque apaisé, affirmant qu’il poursuivra son combat là où l’enfermeront ses geôliers: depuis sa cellule même. Il y annonce, en l’occurrence, son intention d’entamer une grève de la faim sauvage; une démarche extrême, presque in extremis, qui n’aura, dit-il, de fin que le jour de sa libération.
Cette déclaration, loin d’être un geste de désespoir, relève d’une propension incoercible à résister, d’une volonté indicible de transformer l’épreuve en tribune. Une profession de foi démocratique qui, par ricochet, confère à cette vidéo une portée symbolique que personne ne pourra effacer.
Que cet homme-là se retrouve aujourd’hui pris dans l’engrenage d’un dossier aussi fragile, aussi contesté et aussi politisé que les affaires dites de complot 1 et 2, suffit à mesurer l’absurdité de la séquence qui étouffe le pays. Ces dossiers, mêlant des opposants venus d’horizons idéologiques variés, des militants, des journalistes, des avocats, des personnalités de la société civile et même des hommes d’affaires, constituent un assemblage hétéroclite où le désaccord politique a été criminalisé à outrance et où la contestation pacifique se voit assimilée à une entreprise imaginaire de renversement de l’État. Les procédures, marquées par des irrégularités récurrentes, des détentions prolongées, et une absence consternante de preuves matérielles, ont montré à satiété la fragilité de l’accusation et l’inconsistance de son édifice.
L’arrestation de Hammami à son domicile fait écho à d’autres scènes devenues tristement familières. Dans la foulée, il y a quelques jours, Chaima Aïssa, autre figure du paysage contestataire, a été littéralement enlevée lors d’une manifestation pacifique au cœur de la capitale. Ahmed Néjib Chebbi, l’une des grandes voix de l’opposition démocratique, a vu son domicile encerclé, menacé par un appareil sécuritaire mobilisé pour exécuter un verdict de 12 de prison, lui aussi dans le cadre du même dossier. Ce sont des séquences qui rappellent des temps que la révolution de 2011 avait pourtant promis de reléguer à jamais dans les archives sombres du passé.
La violence n’est plus seulement institutionnelle ou judiciaire; elle est désormais numérique, quotidienne, systématique. Les campagnes de diffamation, les armées de bots, les comptes anonymes qui pourrissent l’espace public de calomnies à outrance, s’acharnent sans relâche sur chaque détenu, chaque accusé et chaque voix dissidente.
Ces agressions numériques, coordonnées et méthodiques, ne relèvent pas du hasard; elles participent d’un dispositif de persécution moderne où l’humiliation, l’intimidation et la déshumanisation servent de prolongement virtuel à la répression réelle. Elles fabriquent un climat de peur où le mensonge devient arme politique et où la dignité des individus est livrée chaque jour à la meute digitale.
Tout cela n’est pas accidentel. Cest la manifestation d’un système qui, depuis 2021, s’enfonce dans une logique de pouvoir solitaire, opaque, obsessionnellement méfiant envers toute parole indépendante. Les promesses d’assainissement et de redressement se sont vite muées en certitudes autoritaires, puis en pratiques ouvertement répressives.
Le pays s’enlise, son économie se délite, ses institutions risquent de péricliter, ses jeunes s’exilent, et la société entière semble suspendue dans une attente anxieuse, comme si elle guettait une catastrophe dont elle pressent déjà les contours.
Le régime qui se construit aujourd’hui en Tunisie n’a rien d’un accident de parcours. Il est le fruit direct de l’acharnement de ceux qui ont klaxonné, applaudi, justifié et amplifié chaque dérive, chaque injustice et chaque arrestation. Les larbins du pouvoir, les propagandistes numériques, les zélateurs qui répètent mécaniquement les récits officiels, portent une responsabilité lourde; ce sont eux qui nourrissent l’illusion d’un pouvoir infaillible, ce sont eux qui étouffent le débat, diabolisent l’opposition et transforment la critique légitime en trahison imaginaire. Les dictatures ne naissent pas seules; elles se fabriquent patiemment, par l’allégeance servile de ceux qui tirent avantage du silence des autres.
La Tunisie traverse pourtant un moment décisif. Le pays glisse dangereusement vers un modèle où la liberté devient soupçon, où la justice devient instrument et où l’État devient un appareil de surveillance et de punition. L’arrestation de Hammami n’est pas un épisode isolé; elle est un symptôme. Elle dit la fragilité d’un régime obsédé par le contrôle, mais elle dit aussi, en creux, la force morale de ceux qui continuent de résister. Un pays qui emprisonne ses meilleurs enfants ne fait que retarder l’inévitable: l’éveil collectif face à l’usure, à la stérilité et à l’injustice d’un pouvoir qui ne sait gouverner que par la peur.
Tant que des hommes comme Ayachi Hammami existent, tant que leurs voix demeurent dans la mémoire du pays, tant que leur courage inspire d’autres courages, aucune nuit politique, aussi lourde et ténébreuse soit-elle, ne pourra s’installer définitivement. L’Histoire finira toujours par rendre justice aux justes et à bas la dictature!