60%. Ce pourcentage, rapporté par le Fonds des Nations unies pour la population en Tunisie, résonne comme un coup de tonnerre dans un ciel déjà saturé de tensions: une femme sur deux a connu, vécu ou subi une forme de violence numérique.
Ce n’est pas seulement un indicateur social; c’est le symptôme aigu d’un pays où l’intime glisse chaque jour davantage sur un terrain public exposé et poreux. À mesure que les Tunisiennes investissent massivement les réseaux sociaux devenus espaces de travail, de sociabilité, de création et parfois même de survie économique, la frontière entre identité privée et exposition publique se dissipe, laissant la place à un flou dans lequel s’engouffrent jugements, agressions et malveillance.
Dans cet univers où l’image devient langue universelle, les photos et les vidéos partagées (une soirée, une danse, une tenue légère, un instant de joie, etc.) portent une ambivalence que la société tunisienne peine encore à gérer. Pour certaines femmes, publier ces fragments de vie relève de la liberté d’être et d’une affirmation identitaire assumée. Pour d’autres, ces mêmes contenus se transforment en preuves à charge, matière à voyeurisme ou à diffamation, dans un contexte social où la modernité affichée côtoie encore une forte pression morale. Il suffit d’un partage, d’un téléchargement clandestin ou d’un montage douteux pour que la liberté numérique devienne un piège, et l’image une arme retournée contre celle qui l’a produite.
Cette tension est d’autant plus vive que la génération montante expérimente un véritable libre-virage numérique; exploration de soi, ouverture au monde, accès à des communautés nouvelles, affirmation d’un féminin qui s’appartient. Les opportunités y sont réelles, mais les vulnérabilités aussi. Car s’émanciper dans un espace encore majoritairement contrôlé par des regards masculins, par des attentes sociales contradictoires et par des technologies dépourvues de garde-fous suffisants, expose davantage celles qui cherchent à simplement exister. Le numérique promet la liberté mais il exige pourtant une force intérieure considérable pour ne pas en devenir la victime.
À cette quête de soi s’ajoute pourtant un autre phénomène, plus sombre et plus déroutant; certaines femmes ont trouvé dans les espaces virtuels une forme de prostitution numérique, fluide, invisible, souvent non dite, où aucune frontière n’est respectée. Échanges tarifés, contenus suggestifs, transactions tacites ou explicites: un écosystème parallèle prospère, alimenté par la misère, la solitude, la pression économique ou parfois par une volonté assumée de contourner les normes sociales.
Dans une société qui continue de s’autoproclamer conservatrice, ce glissement volontaire vers des pratiques autrefois inimaginables bouscule violemment les codes de la pudeur. Certaines franchissent ce seuil en pleine conscience, persuadées que le virtuel les protège, alors qu’en réalité il les expose davantage, les rendant vulnérables à la fois aux prédateurs, au chantage et à la réprobation collective. Le numérique devient ainsi un espace de liberté extrême pour quelques-unes, mais aussi un terrain d’exploitation où les risques psychologiques, sociaux et juridiques se multiplient.
Au cœur de cet écosystème saturé, la quête d’un partenaire suit elle aussi les lignes de fracture de la modernité. Les réseaux sociaux ont transformé la rencontre en un marché codifié où les profils défilent par centaines. Pour certaines jeunes femmes, souvent précarisées par un contexte économique difficile, l’espoir d’un partenaire stable et matériellement rassurant se mêle aux illusions créées par les algorithmes.
La sélection n’est plus seulement romantique; elle devient sociale, économique, et parfois brutale. Et dans cette jungle numérique où la comparaison est permanente et où chacun embellit son rôle, les désillusions s’additionnent, nourrissant un climat d’attentes déçues et de relations volatiles.
À cette fragilisation affective s’ajoute l’ombre grandissante des comptes anonymes, des présences fantômes qui pullulent et sèment l’impunité. L’anonymat, censé protéger la liberté d’expression, devient trop souvent le paravent de la calomnie, du harcèlement ou du chantage.
Les femmes y sont les premières cibles; suivies, espionnées, menacées, parfois piratées. Le harcèlement numérique, les messages sexuels non sollicités, la surveillance obsessionnelle ou encore la divulgation de contenus privés frappent avec la violence d’une agression réelle, laissant des traces psychologiques profondes: anxiété, hypervigilance, perte de confiance, sentiment d’insécurité permanente. Dans le silence d’une chambre ou sous la chaleur d’un drap, un écran peut devenir une source de terreur.
Cette même hyperconnectivité facilite aussi les trahisons au sein du couple. La tromperie numérique, qui se déroule dans les conversations privées, les applications discrètes ou les échanges virtuels, redéfinit les frontières de la fidélité. Elle fragilise les ménages, nourrit les conflits, mais surtout met en lumière une hypocrisie sociale; lorsque la faute existe, c’est souvent la femme que l’on scrute, que l’on accuse, que l’on surveille davantage, alors que les causes profondes: solitude, frustrations ou contradictions sociales traversent toujours les deux sexes.
Il est alors indispensable de situer la Tunisie dans un cadre comparatif plus large. Dans les pays du Maghreb, le phénomène est similaire; le numérique devient un espace où la femme, même lorsqu’elle est active et instruite, demeure exposée à un mélange de désir, de surveillance morale et de contrôle social.
Au Maroc comme en Algérie, les mêmes schémas se répètent. Les réseaux sociaux sont un terrain où la fascination pour la liberté féminine cohabite avec une perversion persistante: celle qui veut voir la femme, la juger, la consommer ou la punir. Cette dualité est accentuée par des sociétés qui oscillent entre modernité assumée et conservatisme revendiqué.
Mais l’Europe et les États-Unis ne sont pas épargnés. On pourrait croire que des sociétés plus libérales et plus égalitaires auraient dépassé ces violences; pourtant, le revenge porn, le harcèlement sexuel en ligne, les menaces, la pornodépendance masculine et l’hypersexualisation y sont aussi massifs.
Ce paradoxe révèle une vérité universelle: la technologie ne crée pas la perversion, elle lui offre un terrain illimité. Les femmes y subissent les mêmes mécanismes de déshumanisation, d’objectification et de punition symbolique. Parce que le numérique, partout, amplifie les pulsions les plus archaïques. Et si les cadres juridiques européens sont plus solides, ils ne parviennent pas à endiguer des comportements qui relèvent autant de la culture que du psychisme.
Ainsi, la question devient: pourquoi les femmes du monde entier continuent-elles d’être ciblées? La réponse réside dans un invariant: la persistance de rapports de domination qui trouvent dans le numérique un terrain expansé et une scène sans limites où la perversion, qu’elle soit voyeuriste, punitive, narcissique ou prédatrice, peut opérer à moindre coût, avec une invisibilité presque totale.
Reste alors une question plus essentielle: la femme tunisienne n’est-elle, dans ce paysage numérique violent, que victime? La réponse exige nuance. Oui, dans les faits, dans les données, dans les témoignages, elle subit une violence disproportionnée. Oui, les attaques numériques s’acharnent davantage sur elle que sur l’homme, réactivant les vieux réflexes d’un patriarcat qui se modernise à travers les écrans.
Mais réduire la femme à cette seule position serait ignorer sa puissance d’action. Car nombre d’entre elles résistent, portent plainte, se solidarisent, apprennent à sécuriser leurs espaces et revendiquent la maîtrise de leur image. Elles ne sont pas seulement blessées; elles sont aussi actrices et bâtisseuses d’une culture numérique nouvelle.
En fin de compte, si la violence digitale est si percutante en Tunisie, au Maghreb comme en Occident, c’est parce qu’elle révèle la fracture globale d’un monde pris entre progrès technologique, fragilité émotionnelle, désirs contradictoires et perversions mal contenues.
Les femmes y marchent sur une ligne de crête; libres mais exposées, fortes mais vulnérabilisées par des systèmes qui tardent à les protéger. C’est là que se joue l’enjeu réel: transformer non seulement les lois et les outils, mais les regards, les mentalités et la manière même de concevoir la liberté. Car la vraie révolution numérique ne se fera pas seulement avec des écrans plus sûrs, mais avec une société plus juste, capable enfin de protéger celles qui osent s’y montrer. Ou pas!