Dans le fracas assourdissant d’une Tunisie qui peine encore à se reconnaître dans son propre miroir, encore une voix s’est détachée, fragile et pourtant indomptable: celle de Chaima Aïssa.
Il suffit parfois d’un tremblement dans la voix, d’une larme qui glisse malgré la dignité farouche, pour que tout devienne soudain limpide; l’injustice n’est pas une abstraction juridique, elle a un visage, un nom et toute une histoire. Et en entendant Chaima dans sa dernière vidéo, beaucoup ont senti leur propre gorge se serrer, comme si sa douleur éclairait la leur et comme si son souffle brisé devenait le souffle de tous.
Chaima Aïssa n’a jamais été une ombre tapie dans les couloirs du pouvoir. Elle n’a jamais manié d’autre arme que sa parole libre, ni détenu d’autre richesse que l’honnêteté obstinée de ceux qui refusent de courber l’échine.
Son engagement, aussi nu que la vérité, ne se pare d’aucun artifice; il respire la liberté comme d’autres respirent l’air. Ses mots, parfois simples, parfois tranchants, ne sont pas des sophismes ni des arguties. Ils ne sont que les mots d’une citoyenne qui refuse de se taire.
Et pourtant, la voilà projetée dans les ténèbres d’une accusation qui dévaste. Vingt ans de prison, une condamnation qui tient plus du couperet que du droit, et cette lourde amende comme un ultime geste pour étouffer ce qui reste de souffle libre.
Là où la justice flanche, la tyrannie avance; et ce procès en est la preuve éclatante. Une justice à rebours, qui prétend protéger l’État mais qui, en apparence du moins, ne fait que tordre les règles pour servir l’impéritie d’un pouvoir en pleine déraison. De fil en aiguille, les sentences s’accumulent à la lisière du supportable et transforment les tribunaux en lieux d’exécration plutôt qu’en sanctuaires de droit.
Chaima, cependant, n’a pas été arrêtée dans le secret d’un bureau ni convoquée dans une salle obscure; elle a été enlevée de la foule des protestataires, arrachée à cette marée humaine qui criait ses doléances dans les rues de Tunis. Son visage, encore marqué par la gravité de l’instant, est devenu le symbole d’une répression qui ne se cache plus. Sous la cendre des illusions, chacun a compris que la liberté pouvait être saisie à bras le corps, au milieu même de ceux qui la réclamaient.
Mais la lumière, justement, est ce qui obsède Chaima. Elle la porte comme un flambeau, fragile et vacillant, mais invincible. Quand elle parle, c’est toute une Tunisie blessée qui parle avec elle. Quand elle pleure, ce sont les larmes de ceux qui se sentent trahis, étouffés, relégués aux marges d’un pays qu’ils aiment plus que tout.
Ses larmes ne sont pas seulement les siennes. Elles deviennent celles des mères qui attendent, des enfants qui espèrent et des citoyens qui refusent de renoncer. Elles disent que, malgré tout, il reste encore des braises de liberté.
Il y a, dans sa silhouette menue, quelque chose des grandes héroïnes qui n’ont jamais cherché la gloire mais qui l’atteignent malgré elles, simplement parce qu’elles refusent le mensonge. Chaima ne défie pas, elle tient tête. Elle ne provoque pas, elle persiste. Elle ne réclame pas la liberté pour elle seule, elle la réclame pour tous. Et dans ce geste, il y a une humanité immense, celle qui fait de sa lutte une lutte partagée.
Un jour, cette parenthèse sombre se refermera et le rideau tombera sur cette mascarade. Les prisons n’ont jamais réussi à emprisonner les idées, encore moins les convictions. La Tunisie, ce pays capable du pire oubli comme du plus éclatant sursaut, finira par rouvrir les fenêtres. Et lorsque viendra l’aube, nul doute que Chaima Aïssa retrouvera sa liberté, son fils, sa famille et sa vie; une vie que rien, ni personne, ne pourra lui voler tout à fait.
Les chroniques de l’Histoire sont patientes. Elles n’oublient pas. Elles savent distinguer ceux qui ont brandi la liberté comme un étendard de ceux qui l’ont piétinée sans vergogne. Et le jour où la démocratie ne sera plus un mot qu’on emprisonne, le nom de Chaima s’inscrira parmi ceux qui ont veillé, même dans la nuit la plus profonde. Parce qu’au fond, il n’y a qu’une vérité; on peut bâillonner une personne, mais jamais la cause ou l’idée qu’elle défend. Et l’idée que porte Chaima, la parole libre, survivra à toutes les tempêtes.
Tunisienne, mère courage, libre et entière, elle demeure. Comme un rappel vibrant que la vraie force ne crie pas mais elle résiste.