De la révolution à l’involution: continuités autoritaires et adhésion sociale

Ceux qui sont sortis le 17 décembre pour célébrer ce qu’ils persistent à appeler, par commodité ou par aveuglement, "la fête de la révolution", n’ont en réalité célébré que son effacement méthodique.

Sous couvert de ferveur populaire, cette mobilisation relevait moins de la commémoration que de la mise en scène d’un renoncement collectif; un renoncement aux idéaux de 2011, un renoncement à l’exigence démocratique, un renoncement, enfin, à l’idée même d’un État fondé sur le droit et le pluralisme. Il s’agissait d’une apologie à peine voilée de l’involution politique, d’un hommage rendu à l’ordre autoritaire restauré et à un pouvoir personnel qui a vidé la révolution de sa substance, de ses valeurs, de ses aspirations et de ses promesses.

Comme à chaque grand rassemblement investi par des foules venues de l’ensemble du territoire national, certains profils se sont rapidement imposés par leur exubérance, leurs postures outrancières et leurs expressions grotesques. Ces figures hautes en couleurs mais basses en nuances, pittoresques mais caricaturales, prêtent d’abord à sourire. Elles donnent au spectacle politique une tonalité burlesque, parfois même déroutante. Mais s’arrêter à cette dimension folklorique serait une erreur d’analyse. Car derrière le pittoresque se cache un malaise bien plus profond, révélateur d’un blocage structurel de la conscience politique et civique.

La composition sociologique de ces cortèges n’a rien d’anodin. On y retrouve, dans une écrasante majorité, les résidus des anciens systèmes autoritaires: les héritiers culturels et politiques de l’État policier, les anciennes clientèles du RCD longtemps privées de scène publique et aujourd’hui réhabilitées. Ce ne sont pas des citoyens mobilisés par un projet collectif, mais des segments sociaux façonnés par des décennies de soumission au pouvoir vertical, prompts à se rallier à toute figure incarnant l’autorité, quelle qu’en soit la nature.

Leurs slogans et leurs comportements trahissent une incompréhension presque totale des fondements de l’État moderne. La liberté, la démocratie et la citoyenneté, demeurent des concepts abstraits, rarement intériorisés. La société tunisienne, dans sa large frange, semble encore prisonnière d’un imaginaire politique de la phase pré-étatique, où le pouvoir n’est pas un mandat temporaire encadré par des institutions, mais une domination incarnée par un seul homme auquel il faut obéir.

Dans cette logique archaïque, peu importe la légitimité réelle ou la popularité fluctuante du dirigeant. Celui qui accède au sommet devient, de facto, le maître des lieux. Il commande, et la société s’adapte. Lorsque le pouvoir change de mains, fût-ce par des putschistes, la transition s’opère sans questionnement, selon une logique quasi dynastique: jamais deux despotismes sans succession assurée. Ce réflexe explique en grande partie la facilité avec laquelle une rupture autoritaire peut être acceptée, puis célébrée.

C’est logiquement dans ce cadre qu’il faut comprendre la violence symbolique et verbale dirigée contre l’opposition. Toute contestation est perçue comme une menace, toute dissidence comme une subversion. Les voix critiques ne sont pas reconnues comme l’expression légitime d’un désaccord politique, mais disqualifiées moralement: traîtres, complotistes, grandes gueules inutiles, fauteurs de troubles, empêcheurs de tourner en rond. L’idée même que l’opposition puisse incarner un autre système de valeurs, défendre des principes universels ou jouer un rôle essentiel dans l’équilibre démocratique est largement absente.

Le spectacle de l’auto-abaissement érigé en preuve d’amour de la patrie s’inscrit dans cette même logique. Se rouler sur l’asphalte, s’humilier publiquement, confondre la dévotion au chef avec le patriotisme, révèle une conception profondément appauvrie de la nation. Faute d’un imaginaire civique digne de ce nom, l’amour du pays se réduit à une démonstration de loyauté corporelle, presque rituelle, où la dignité individuelle est sacrifiée au profit de l’adoration du pouvoir.

Cette dérive atteint son paroxysme dans l’idée, scandée sans gêne, que Kaïs Saied serait le "propriétaire" de la Tunisie. Le pays, dans cette vision affective et irrationnelle, cesse d’être une communauté politique pour devenir un bien privé. L’État, quant à lui, n’est plus un ensemble d’institutions autonomes, mais l’ombre portée d’un homme seul, investi d’une souveraineté absolue. Nous quittons alors définitivement le champ du politique pour entrer dans celui du culte.

La dénonciation obsessionnelle des ingérences étrangères obéit à la même simplification dangereuse. Il y a, certes, atteinte à la souveraineté lorsque des puissances extérieures dictent des choix économiques ou politiques; mais assimiler toute critique internationale, toute alerte sur les violations des droits ou toute pression diplomatique à une ingérence relève d’une instrumentalisation grossière du concept de souveraineté. Celle-ci ne saurait servir de bouclier à l’autoritarisme ni d’excuse à la répression.

Cette mobilisation a, une fois encore, mis en lumière une vérité inconfortable; la Tunisie n’a pas réellement progressé sur le plan social et politique. Elle demeure entravée par des réflexes hérités de l’ancien régime, entretenus par des groupes marginaux mais bruyants, véritables faiseurs et soutiens des dictatures. L’histoire montre pourtant que les régimes autoritaires ne se maintiennent pas uniquement par la force, mais grâce à l’adhésion, passive ou enthousiaste, de segments de la société prêts à sacrifier la liberté pour l’illusion de la stabilité.

Dès lors, que célèbre-t-on réellement? Certainement pas les acquis d’une révolution qui avait ouvert, malgré ses limites, une décennie d’expérimentation démocratique. Les faits sont là; depuis le 25 juillet, les contre-pouvoirs ont été "démantelés", l’opposition poursuivie et emprisonnée, la liberté d’expression étouffée par des textes liberticides comme le fameux décret 54, et la parole publique placée sous surveillance permanente. Le nouveau cadre constitutionnel, en réduisant les pouvoirs législatif et judiciaire à de simples fonctions subordonnées et subalternes, consacre la concentration extrême du pouvoir.

À cette régression politique s’ajoute une dégradation économique alarmante. Inflation, paupérisation, effondrement des services publics, perte de perspectives pour la jeunesse; rien ne justifie l’euphorie affichée. Pendant que le pays s’enfonce, les ressources de l’État sont mobilisées pour consolider un régime personnel au détriment des priorités sociales et économiques.

La conclusion s’impose alors avec une lucidité douloureuse. On ne bâtit pas une démocratie respectueuse des droits et des libertés avec une mentalité qui sacralise le chef, diabolise la dissidence et confond la nation avec un homme. Car la démocratie véritable est exigeante; elle suppose une culture politique, une intériorisation des valeurs républicaines et l’acceptation du conflit pacifique. Tant que ces conditions ne seront pas réunies, l’avenir demeurera incertain, et les générations à venir paieront le prix de ce naufrage civique. Le changement, dans un tel contexte, n’est manifestement pas pour demain. Mais le combat est de toute évidence pour aujourd'hui.

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