Mahmoud

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La vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Je l’appris à mes dépens à l’aube de ce 29 octobre de l’année 1992, lorsque les flics vinrent me cueillir à la sortie de la mosquée. Il y avait peu de monde à cette heure matinale où la prière était devenue une aventure périlleuse à laquelle ne se risquaient que quelques vieux chez qui l’insouciance plus que la piété avait fini par l’emporter sur la peur.

Peu de jeunes de mon âge fréquentaient les mosquées, surtout pour la prière de l’aube, depuis que l’on sut qu’on pouvait ne plus en revenir. Ce n’était un secret pour personne qu’à cette heure de la journée, il y avait à la mosquée plus de mouchards que de fidèles. Le plus gros de l’effectif de l’appareil policier traquait les « terroristes » de plus en plus nombreux, et les flics étaient sur les dents, tout en veillant au grain. Avec plus ou moins de zèle, mais qui s’en souciait ?

J’avais dix-neuf ans. Je venais d’avoir mon bac et commençais une aventure prometteuse à l’université de la capitale où je vivais encore avec mes vieux parents. Depuis mon jeune âge, j’étais promis à une bonne carrière de footballeur, mais mon père m’en dissuada d’autorité, me conseillant de m’occuper plutôt de mes études, regarder les matches à la télé étant déjà largement trop.

Je n’eus pas le courage de discuter la volonté de mon père, quoique ses craintes ne fussent guère fondées, j’avais toujours été un brillant élève. Mais j’étais issu d’un milieu où on ne discutait pas les ordres du père. Je m’occupai de mes études tout en me contentant d’émerveiller les gens du quartier, chaque dimanche, de mes prouesses dignes des plus grandes stars du ballon rond.

Et, entre un match de foot et une séance de révision de mes cours, je me perfectionnais à la guitare dont je m’accompagnais en chantant de ma belle voix des airs en vogue, ou, à la demande de mon père, quelque vieille chanson qui le faisait dodeliner de la tête en oubliant, l’espace de quelques minutes, la sévérité et le sérieux exagérés dont il se couvrait la face comme un masque.

Oncle Othman, mon père, était de ces dévots à l’ancienne chez qui la piété confinait rarement à l’ascétisme ; il était tranchant dans tout ce qui touchait au culte tout en montrant beaucoup d’indulgence pour le reste, en personne profondément consciente de la faiblesse humaine. « Dieu nous a appris à invoquer son nom au début de chaque activité, aimait-il répéter. Or, on ne l’invoque que par ses noms significatifs de miséricorde et de pitié, jamais par ceux qui rappellent qu’il est également puissant et revanchard ». Si bien qu’il passait pour la crème des hommes, en dépit de l’éducation austère - au gré de certains- qu’il imposa à son fils unique, moi.

Je fréquentai donc la mosquée avant même de connaître le jardin d’enfants. Mon père se faisait un point d’honneur de m’emmener chaque fois qu’il s’y rendait, autrement dit aux heures de toutes les prières, sauf celle de l’aube quand j’étais encore gamin. Dès mon enfance, je m’étais pris d’affection et d’admiration pour ces lieux grandioses dans lesquels je sentais un parfum indéfinissable, un parfum qui excitait mon imagination plus que mes narines.

J’aimais la douce pénombre qui les imprégnait et le son de ma voix résonnant sur les murs chargés d’histoire lorsque nous étions parmi les premiers arrivés. Plus tard, lorsque mon père cessa de m’emmener avec lui et que je continuai à y aller avec mes copains, je n’eus jamais l’impression de perpétuer un rituel de l’enfance, ni que je me pliais encore à une exigence paternelle. J’y allais comme je me rendais à la bibliothèque pour étudier, ou au resto pour manger. Je ne m’y attardais jamais au-delà du temps nécessaire à la prière, mais n’imaginais pas la possibilité de manquer ce rendez-vous avec les odeurs et les images qui ont peuplé mon enfance.

La faible lueur de l’aube commençait à peine à percer le rideau noir silencieux qui enveloppait la rue. Quelques ombres furtives rasèrent subrepticement les murs en s’y profilant, à la lumière blafarde des lampadaires, comme les fantômes d’un cauchemar. Personne ne faisait attention à eux. A un signe discret de celui qui semblait le chef, une voiture banalisée s’avança en silence, tous feux éteints.

Pourtant, cette agitation inaccoutumée ne me semblait pas encore louche ni alarmante. Au second signe, les ombres se déplièrent en éventail et commencèrent à progresser vers la porte principale de la mosquée. Deux d’entre eux allèrent se poster de chaque côté de la rue calme, surveillant l’entrée des femmes et la porte de l’annexe réservée aux ablutions. Le dispositif était en place. Il ne restait plus qu’à cueillir le dangereux individu qui menaçait la paix de la cité.

Je me hâtais vers la sortie en évitant prudemment le cercle de barbus étrangement tolérés par tout le monde. Ils m’avaient approché une fois, cherchant selon toute évidence à m’endoctriner pour que je me joigne à eux. Je leur répondis, ingénument, que j’avais besoin de temps pour réfléchir à leur offre, tout en sachant que je n’en ferai rien. Je rejoignis le portail sans qu’ils m’aient aperçu. Je commençais déjà à passer en revue, dans ma tête, tous mes vêtements pour choisir ceux que je mettrai pour aller à la fac. Tout en sachant que c’était surtout pour elle que je faisais cet effort d’élégance.

Je ne fis pas attention à l’ombre qui se glissa derrière moi, me couvrant la tête d’un sac au tissu rugueux. Des mains invisibles emprisonnèrent les miennes derrière mon dos et une brusque poussée me précipita au fond d’une voiture à la portière déjà ouverte. J’entendis comme dans un mauvais rêve le vrombissement du moteur mêlé à une odeur capiteuse et lancinante. Puis tout devint noir.

Je suppose que les quelques fidèles qui assistèrent à la scène hâtèrent le pas vers leurs demeures comme si la vue des murs familiers de leurs maisons pouvait effacer l’horreur de ce qui venait de se passer sous leurs yeux.

La main implacable de la sureté de l’état venait de frapper, protégeant la société d’un terroriste en puissance. La machine infernale au filtre arbitraire a accompli sa besogne, dans le plus grand respect des traditions policières d’un pays phare, modèle de réussite intégrale, en cette fin de vingtième siècle.

Je venais de faire le premier pas sur le chemin de l’horreur… Il était à peine six heures du matin d’une journée qui s’annonçait aussi calme que toutes les autres dans le quartier plutôt chic où j’habitais.

(A suivre)

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