Comment je devins con... (14ème épisode)

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La terrasse de notre maison d’où je suivais le match ouvrait sur la façade sud des remparts, là où se dresse encore, majestueusement, le fort de Borj Ennar. C'est l'un des multiples forts adossés à la muraille. Il doit son nom de "Fort du Feu" aux pétards qui étaient employés par les sentinelles pour communiquer avec celles des autres forts et les avertir.

Lorsqu’il n’y avait pas de match à l’intérieur de l’enceinte, le fort était alors notre royaume, l’espace de nos aventures improvisées et de nos sagas d’explorateurs, d’archéologues et de chasseurs de trésors dignes d’Indiana Jones.

J’avais toujours eu un faible immodéré pour les ruines, les vieilleries et les odeurs du passé. Lorsque le fort m’était livré dans son silence constellé d’histoires, de drames anciens, d’actes de bravoure oubliés par les historiens et ignorés des profanes qui passaient sous les hautes murailles sans frémir, sans entendre les cris des combattants assiégés et les clameurs des batailles héroïques, je me mettais à l’écoute des pierres disjointes et des murs borgnes qui me racontaient des pans d’histoire inaudibles pour le commun des mortels.

Je me mettais alors à faire les cent pas sur le chemin de ronde, l’œil en mouvement, l’oreille aux aguets, attentif au bruit furtif d’une brindille écrasée par un pas profanateur, scrutant le donjon à l’affût du moindre signe des sentinelles. J’étais alors le chef de la garnison, le preux défenseur du bastion, le premier rempart entre les paisibles citoyens et l’envahisseur.

Ma ronde achevée, je me dirigeai alors vers la tour située à l’angle ouest du fort pour observer le mouvement des troupes ennemies et donner mes instructions aux soldats qui y tenaient quartier. Et lorsque je gravissais d’un pied ferme les marches qui menaient à la plus haute tour située à l’angle est et que j’avais baptisée « le donjon », je m’attendais presque à me heurter à la princesse venue précipitamment, pleine d’anxiété, prendre des nouvelles du moral de nos troupes.

Le seigneur, calme et digne, m’interrogeait alors du regard en recherchant dans les traits crispés de mon visage fatigué une lueur d’espoir qui changerait le cours du destin tragique, inéluctable, des événements.

J’aimais souvent me réfugier à l’abri des créneaux de la muraille et risquer, de temps à autre, un rapide regard vers l’extérieur, là où se trouvaient les mares jouxtant les remparts, vers le campement de l’armée adverse s’étendant à perte de vue, où s’alignaient les tentes et se dressaient les étendards, m’attendant à chaque instant à recevoir une flèche ou une balle de mousquet.

Quelle sensation de délicieux danger à observer la foule en bas en cherchant à percer le mystère de son mouvement, à identifier parmi la multitude d’ennemis la main qui me porterait le coup qu’elle croyait fatal. Plus rien n’existait alors à part mon poste d’observation, la mine décidée de mes frères d’armes et la clameur insoutenable des fantassins ennemis.

Combien de vies s’étaient éteintes sur les contreforts de ces remparts muets ? Combien d’assauts furieux ces pierres millénaires ont-elles repoussés ? Combien de larmes ont-elles englouties et combien de sang ont-elles séché ? Combien d’amitiés ont-elles vu naitre dans la peur, la souffrance et l’espoir et se défaire par la mort ? Combien de scènes de bravoure, d’exploits comme seul peut en produire le désespoir et combien de trahisons et d’actes de lâcheté ? Seules ces pierres, placides, indifférentes, sans vie pourraient témoigner de ce qu’était la vie et de ce que fut la mort.

Ô toi, indifférent passant, trop occupé à faire la course au temps, regarde. A l’endroit-même où tu poses les pieds s’est écrasé un héros. Un combattant intrépide abattu par une flèche traitresse alors qu’il défendait le fort, et dont le corps encore chaud a fini sur les sables des marais de jadis, devenus aujourd’hui des trottoirs sans âme piétinés par les pas pressés des badauds sans courage.

Ȏ toi, matrone affairée, pose un peu tes paquets et écoute. Entends les cris de ton aïeule se débattant sous la poigne des mains barbares, profanant sa vertu, souillant sa chair, violant son intimité…Écoute ses plaintes, vénère sa colère et honore son martyr. Purifie-toi de ses larmes, arrose ton insignifiance de son sang sacré et apprends le récit de son calvaire dans les zébrures qui constellent les murs.

Ȏ toi, heureux sans souci, égrenant la quiétude des journées sans péril. Écoute la rumeur de la bataille qui fait rage, entends le bruit mou des corps qui s'affaissent, tremble aux cliquetis des épées qui se croisent, tressaillis au fracas des catapultes à l'assaut de la forteresse et serre les dents aux sifflements des projectiles. Aujourd'hui la mort ne rampe plus, elle vole et s'abat comme un oiseau de proie.

Ȏ vous oreilles distraites, yeux frappés par la cécité de l'oubli, cœurs endurcis par la cuirasse de l'indifférence, âmes rendues paisibles par l'ignorance, mémoires juvéniles sans cicatrices n'offensez pas les héros tombés au souvenir encore vivace.

Recueillez-vous aux mihrabs des meurtrières béantes où subsiste encore la sueur des tirailleurs. Priez sur les marches où périrent les derniers combattants défendant le dernier rempart, l'escalier menant au donjon au pied duquel d'innombrables bravoures finirent en râles. Et souvenez-vous…Souvenez-vous des épopées gravées dans la mémoire des pierres.

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