Comment je devins con... (13ème épisode)

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Les jours suivants, les rendez-vous galants à côté de la salle des maitres devinrent une habitude incontournable. Je ne me levais le matin que pour ces rencontres volées à la vigilance misogyne de mes camarades, je n’allais à l’école que dans l’espoir de voir Bahia, je ne vivais que lorsque j’étais avec elle.

La sollicitude complice des amies de Bahia nous permit d’éviter les regards indiscrets mais les maitres ne tardèrent pas à remarquer notre manège, et je les voyais rire sous cape et échanger des propos qui n’arrivèrent jamais à nos oreilles occupées ailleurs.

Je me forçais à ignorer les clins d’œil de nos maitres quoiqu’ils me missent souvent mal à l’aise. Bahia, contrairement à moi, avait l’air de trouver la situation amusante. Moi, j’étais partagé entre le plaisir de me retrouver avec elle et l’embarras d’offrir notre relation en spectacle à des étrangers.

Autant je faisais tout dans mes entreprises tordues pour attirer l’attention de mon entourage, autant avec Bahia je tenais à la discrétion, à l’intimité.

J’avais toujours trouvé Bahia gaie et insouciante, je ne la savais pas aussi espiègle. Elle raillait souvent mon embarras lorsque les regards des instituteurs devenaient trop insistants. Elle se moquait de ma pudeur et mon attitude distante l’énervait.

Elle prenait alors certaines audaces qui pouvaient aisément nous valoir l’échafaud. Rire trop fort sans raison, se tenir trop près de moi, me toucher le bras pour attirer mon attention alors que je n’étais nullement distrait, c’était sa façon de se révolter contre ma discrétion qu’elle ne comprenait pas.

Mais plus elle se montrait aguicheuse, entreprenante, plus je me fermais et m’enfermais dans une froideur, certes involontaire, mais incontrôlable. Bahia était une rose pressée d’éclore, j’étais une coquille encline à se fermer. Nous ne tardâmes pas à avoir notre première dispute.

-Tu n’aimes pas ma tarte ? Je l’ai faite pour toi.

-Si, elle est délicieuse mais je n’ai pas vraiment faim, répondis-je, déjà sur la défensive.

-Hier aussi tu n’avais pas faim…

-Hier aussi on nous regardait…

-Tu as honte d’être vu en ma compagnie, avoue-le.

-Si j’avais honte, je ne serais pas là.

-Si, tu as honte, tu es silencieux, tu regardes tout le temps dans la direction des instituteurs, tu t’intéresses à eux plus qu’à moi.

-je n’aime pas leurs regards, leurs plaisanteries, l’air entendu avec lequel ils nous observent. Pourquoi ne pas aller ailleurs ? Ce ne sont pas les endroits qui manquent à l’école.

-D’abord, ailleurs il y aura forcément un garçon qui ira tout raconter aux autres. Et puis, je ne vois pas en quoi les regards des maitres te gênent. Est-ce que je suis gênée, moi ? Avant ton arrivée, je venais parfois avec Hatem manger nos goûters ici, il ne faisait pas autant d’histoires.

Hatem était le beau gosse de la classe, le Casanova incontesté qui faisait se retourner les filles sur son passage. Un blond aux yeux verts, la chevelure abondante et soyeuse, le teint rose et la mine du fils de riche conscient de sa différence.

Rien à voir avec ma peau brune et mes cheveux noirs coupés à ras chez le vieux coiffeur sans génie et sans imagination de mon père. C'eut été un autre, cela m’aurait été peut-être moins insupportable. Grâce à ma supériorité scolaire, je tenais la comparaison avec n’importe qui. Mais je me méfiais des yeux bleus et de la tignasse blonde de Hatem, mes résultats scolaires malheureusement enfouis dans mon livret n'étaient pas aussi ostentatoires que les atouts de mon rival dont il ne se séparait jamais.

Ainsi elle venait ici avec un autre ! Elle avait parlé avec un autre ! Elle avait peut-être aussi partagé avec lui une pomme, un morceau de tarte ou quelqu’autre douceur comme elle m’en apportait tous les jours ! Et ils ont eu des moments de complicité alors que j’étais ailleurs, dans une autre école, ignorant de ce qui se faisait dans mon dos ! Comment cela a-t-il pu être possible ? Je me sentais berné, dupé, trahi. Mais alors, l’amour était donc cela ? Un minuscule îlot de bonheur au milieu d’un océan de perfidie ? Une mince page de joie dans un livre de souffrance ? Un court moment de félicité dans une éternité de désespoir ?

Je n’avais pas vraiment de haine, ni pour elle ni pour lui. Je ressentais autre chose, quelque chose d’indéfinissable que je me souvenais avoir éprouvé dans ma première jeunesse lorsque ma mère embrassait le gamin des voisins ou la petite fille de nos invités.

Même alors, je ne détestais pas ces gamins, j’avais surtout du ressentiment envers ma mère qui cédait à d’autres ce qui m’était dû. Et je souffrais, je souffrais qu’on pût témoigner de l’affection à quelqu’un d’autre, qu’on pût avoir dans le cœur de la place pour quelqu’un d’autre, qu’on pût avoir à l’esprit quelqu’un d’autre alors que j’étais là, j’existais.

Mais aussitôt après je m’en prenais à moi-même. C’était moi qui avais failli, qui n’avais pas été capable d’inspirer aux autres cet amour exclusif, sans partage, que j’étais, moi, disposé à offrir. Mon intransigeance avec moi-même faisait que j’avais le pardon facile. Comme si j’avais besoin de ces épreuves pour témoigner aux autres encore plus d’amour.

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