Comment je devins con... (5ème épisode)

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C’étaient les années soixante-dix, les mentalités plutôt moyenâgeuses. J’étais coupable d’être doublement étranger : un kerkénien de souche arrivant de la capitale. Deux origines qui n’avaient pas vraiment la cote à Sfax. Et lorsqu’on prend le train en marche, en arrivant comme un cheveu dans la soupe, plusieurs semaines après le démarrage de l’année scolaire, on est sûr d’être remis à sa place.

C’est ainsi que j’héritai de l’avant dernier pupitre en salle d’Arabe et de celui de l’extrémité en Français, celui où tu ne vois qu’une petite partie du tableau. Moi, le chétif prodige, habitué aux places d’honneur là où je suis passé. Cela pouvait moyennement remonter le moral…

Les sfaxiens sont studieux ! hou la la.. ! Rien à voir avec mes camarades de Tunis. En plus, l’école était un établissement quasiment pilote. Je n’étais plus le seul surdoué de la classe. Et j’étais l’un des plus paresseux. Certains n’avaient rien à m’envier en matière d’intelligence pure, les autres étaient de vraies bêtes de somme.

J’étais vraiment mal barré. En plus de la paresse qu’encourageait la réputation de quelqu’un, mes maitres de Tunis avaient fini par gâcher ma personnalité en me passant toutes mes gaffes. J’étais devenu turbulent, téméraire et même légèrement arrogant. Ce qui les amusait à l’époque.

A Sfax, rien de tout cela.

J’eus ma première alerte sérieuse dès la troisième ou quatrième semaine de mon intégration. Confiant en mes moyens, je passai mon temps en classe à rêvasser ou à m’acoquiner avec quiconque voulait bien se divertir au lieu de suivre la leçon. A défaut d’en imposer aux autres en étant le meilleur, il me restait tout de même la possibilité de forcer le respect en étant le plus casse-cou, le garçon terrible qui n’en avait absolument rien à cirer, capable de faire chier le monde et de s’en sortir malgré tout.

C’est ce que je m’employais à faire. C’est dur de rentrer dans les rangs après avoir été une véritable idole.

Ce fut la voix du maitre qui me tira de ma torpeur ce jour-là :

- Mourad, réponds à la question !

En réalité, il ne s’adressait pas à moi. C’est à mon estomac qu’il parlait. A coups de poing…Hélas, pour répondre à une question, il faut évidemment la connaitre. Moi, je n’écoutais pas. Pourquoi avais-je l’impression que le maitre prenait du plaisir à mon air contrit ?

Celui-là ne m’a vraiment apprécié que longtemps plus tard, quand j’eus quitté cette école, viré définitivement pour l’ensemble de mon œuvre incompatible avec la réputation de l’établissement et avec l’image de l’élève modèle que tout le monde s’attendait à y voir.

De longues années plus tard, feu mon oncle maternel, instituteur de son état, ayant décidé qu’il en avait sa claque de son île natale, la douce Kerkennah, alla s’installer à Sfax. Par un hasard extraordinaire, il trouva un poste à la même école d’où je fus viré comme un malpropre.

Et un jour qu’il papotait avec mon ancien maitre, ce dernier lui parla d’un élève qu’il avait eu, ayant un don exceptionnel en expression écrite tel qu’il n’en avait jamais vu. La surprise de mon oncle fut totale lorsqu’il lui dit mon nom.
-Mais c’est mon neveu ! S’est exclamé mon oncle avec une fierté non dissimulée. Il est maintenant à l’université…Tu ne l’as jamais oublié, hein ?

-Est-ce qu’on peut oublier une pareille plume ? répondit mon maitre.
Mais ce jour-là, il n’était pas encore question de génie. Juste un petit malin à l’attitude d’un cancre arrogant qu’il fallait mater.

-Alors, elle vient cette réponse ? Martela le maitre, impassible, d’une voix doucereuse qui me fit encore plus peur.

C’était bien la première fois de ma glorieuse vie d’écolier qu’on me prenait à défaut. Comme tout le monde ! J’en fus quitte ce jour-là pour un sermon qui me fit comprendre qu’Adam ne fut pas chassé du paradis arbitrairement. A Tunis, j’étais au paradis. Là, j’étais en plein purgatoire.

Cette affaire, suivie de la tragédie de la réception des carnets des notes du premier trimestre, achevèrent de me convaincre que les portes de l’enfer des cancres venaient de s’ouvrir devant moi, pour accueillir un spécimen rare.

J’étais certes parmi les meilleurs, mais je n’étais plus premier. Or, pour mon cher paternel, le classement des élèves d’une classe s’arrêtait au premier. Deuxième, cela n’existait pas. Le reste était pure science-fiction. Pourquoi il passa tout de même l’éponge, c’est ce que je ne me suis jamais expliqué. Certainement pour des considérations de grandes personnes dont je ne perçai jamais le mystère.

Pendant tout le temps que j’étais resté dans cette école, je n’avais pas mon pareil pour lire un texte, d’une belle voix nette, expressive, sans la moindre faute ni le moindre bafouillement. Il arrivait même à la maitresse de me faire lire le texte à sa place. Une véritable révolution pédagogique pour tous les élèves. Presque une hérésie à nos yeux d’élèves habitués à déifier mos maitres.

Je n’avais pas non plus mon pareil pour vous pondre de jolis petits textes inouïs, déroutants d’originalité, sur n’importe quel sujet. Deux terrains sur lesquels mes camarades étaient incapables de rivaliser avec moi. L’ère de la spécialisation avait commencé tôt pour moi…

(A suivre)

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