Comment je devins con... (8ème épisode)

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Bahia était dans la même classe que moi. Une petite brune aux cheveux mi-longs d’un noir de jais. La taille fine, une démarche légère qui lui donnait l’air de voler, de léviter au-dessus de la mêlée des mortelles. Et un port de reine à faire regretter de ne pas être un mousquetaire pour mourir à ses pieds, à son service.

Mais ce qui m’attirait surtout chez elle, ce qui m’attire toujours chez la femme, c’était plutôt son regard. Les yeux d’une femme sont la porte d’un monde féérique ; son regard en est la clé. Certains yeux ne sont qu’un mur rebutant derrière lequel il n’y a que vide et vanité ; d’autres sont une légère tenture translucide qui laisse deviner le monde magique dont seul l’heureux élu, capable de soulever la tenture, est sensible à l’appel. J’avais ce don de lire dans les yeux des femmes et Bahia avait plein de choses à dire.

Mais entre Bahia et moi il y avait un interdit et un serment solennel de ne pas le transgresser. Non que j’eusse peur du Don de la classe, mais par farouche obstination de ne pas perdre la face. Ne pas être celui par qui le déshonneur arriverait. Mais le regard de Bahia ne me laissait pas un moment de répit. Même quand elle était loin de moi, ses yeux continuaient à hanter mes rêves et mes insomnies. Et j’échafaudais des plans loufoques, farfelus, aussi insensés les uns que les autres pour l’aborder en cachette.

Les scénarios les plus fous se bousculaient dans ma tête comme un océan en furie. Lui parler à l’école était impossible ; elle avait sa cour, j’étais entouré de la mienne. J’imaginais alors des centaines de versions de messages sibyllins, emberlificotés, tarabiscotés, anodins en apparence à lui faire parvenir pour lui dire ma flamme sans que le sens caché du message transparût à l’esprit profane du messager. Mais les mots me faisaient défaut pour signifier « je t’aime » rien qu’en disant : « Tu peux me prêter un stylo, s’il te plait ? »

Le code d’honneur étant moins rigide chez les filles, ce fut elle qui fit à plusieurs reprises mine de me parler. Sans qu’elle ouvrît la bouche, je sentais dans une particulière fulgurance de son regard qu’elle voulait me dire quelque chose. Que faisais-je alors ? Je tournais précipitamment la tête, plus attentif au qu’en dira-t-on des cons qu’à l’appel de la sirène. Laissant Bahia pantoise.

J’étais Thésée ligoté volontairement au mât de la bêtise. Ses yeux me fouettaient alors d’un long regard de reproche qui transperçait ma carapace de façade et me remplissait d’amertume. Jamais une parole donnée ne coûta aussi cher. Même à dix ans, il n’était guère aisé d’être un homme.

N’y tenant plus, je pris le seul parti qui s’offrait à moi : la suivre à la sortie des classes. Ce serait bien le diable si je n’arrivais pas à lui adresser la parole sur le chemin de la maison. Je mis le plan à exécution le jour-même. Lorsqu’elle apparut au portail de l’école, je me faufilai subrepticement pour me mêler à la foule et je la pris en filature, à une vingtaine de mètres. Les ruelles de la vieille ville étaient toujours bondées à cette heure-là, il n’y avait aucun risque qu’elle me remarquât.

Mon plan était de l’accoster dès qu’on serait assez loin de l’école, à l’écart des regards indiscrets. Je tenais à ma réputation. Mais ce jour-là, ses copines semblaient avoir décidé de ne pas la lâcher d’une semelle. Je pensais qu’elles allaient juste faire un brin de route avec elle, mais elles ne la quittaient pas. Je ne savais pas où elle habitait exactement.

Cependant, j’étais intrigué de les voir faire des détours incompréhensibles, rebrousser parfois chemin, l’air de déambuler au hasard, n’ayant visiblement aucune intention de rentrer.

Le manège dura longtemps. Je sillonnai à leurs trousses des coins de la vieille ville dont je ne soupçonnais pas l’existence. Les kilomètres s’accumulaient de rue en ruelle, et il m’était de plus en plus difficile de me cacher. Elles s’arrêtèrent enfin devant une superbe porte surmontée d’une majestueuse queue de poisson. Elles s’embrassèrent rapidement pour se dire au revoir et, avant que je pusse faire un mouvement, la porte s’ouvrit sur le visage grave d’une femme aussi brune que Bahia, avec les mêmes cheveux tout aussi noirs à moitié couverts d’un fichu qui me sembla noir, vêtue d’un Caftan également noir.

Elle déchargea, sans un mot, Bahia de son cartable et la porte, d’un noir de désillusion, les déroba à mes regards.

Ce fut alors que je réalisai que je ne savais plus du tout où je me trouvais. La vieille ville était un véritable piège pour un gamin de dix ans qui ne connaissait que l’unique chemin qu’on lui a montré pour aller à l’école et en revenir. Et à cause des chemins tortueux que Bahia avait pris, absorbé que j’étais par la filature et la nécessité de ne pas être vu, je ne pensai guère au retour.

Ah ! Malheureux petit poucet incapable de tirer profit de toutes ses lectures. Le coup du chemin tracé par des miettes de pain était juste bon pour les contes.

J’étais au cœur du labyrinthe et mon Ariane venait de me claquer la porte au nez en emportant sa corde et mes rêves de séducteur.

(A suivre)

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